« Construire avec la terre ! La matière première la plus disponible, la plus répandue, riche et belle, variée et variable, colorée, stable et instable (…) architecture vivante (…) indispensable dans la pensée architecturale contemporaine. »
Renzo Piano Building Worksop
Table des matières
PREFACE
LA VILLE DE LYON EST CLASSÉE « PATRIMOINE DE L’HUMANITÉ », pourtant cette appellation ne recouvre nullement un patrimoine méconnu et très menacé, les constructions en pisé de terre. De fait, l’agglomération lyonnaise est sans doute l’une des rares villes en Europe à concentrer une telle proportion de « pisé urbain ». Ce sont des bâtiments, parfois de grande hauteur, construits au centre comme en périphérie, selon une tradition ancienne jusqu’au début du 20ème siècle. Le fait que l’un des plus importants théoriciens historiques, François Cointereau (1740-1830), soit originaire de cette cité, dans laquelle il a largement expérimenté ses propositions, n’est sans doute pas anodin.
Un travail de recherche précurseur, composé d’une étude historique et d’un premier inventaire des bâtiments, a été mené en 1981-1983 sur ce territoire par deux historiennes de l’architecture et un ethnologue. Il prenait place dans un contexte alors favorable à la réflexion sur la construction en terre : l’étude sur Cointereau dont il constitue un chapitre, l’exposition « Des architectures de terre » au centre Georges Pompidou, et le lancement d’un quartier contemporain en terre à l’Isle-d’Abeau entre Grenoble et Lyon. Trente ans après, ce travail est repris et développé par Dorothée Alex, dans le cadre de son Master à l’Ecole d’architecture de Lyon. Elle s’inspire du premier inventaire dans lequel elle fait des choix, elle y ajoute ses propres découvertes et elle développe des comparaisons en plaçant côte à côte les photos anciennes et récentes. Cela permet de voir l’évolution des bâtiments en trente ans et multiplie les chances d’identifier les constructions en pisé car celui-ci n’est visible qu’à de rares moments (parties abîmées à l’air libre, réparations, réfections de façades…). Elle complète ce travail de repérage par des analyses techniques, aussi bien sur la mise en œuvre traditionnelle que sur les réparations ou les réhabilitations actuelles, et par des entretiens auprès d’acteurs investis dans ce domaine, à la Ville de Lyon, au Département, architecte, ingénieur, expert judicaire, animateur… Elle fait le choix de rédiger un guide qui présente le grand intérêt d’être concret et pratique en même temps que très informé. Elle donne des outils pour repérer le pisé dans la ville, le comprendre, l’apprécier, et le protéger. Son étude est déjà un livre à part entière, très bien illustré et mis en page.
Le travail de D. Alex est important et il faut le continuer. En effet, le pisé de terre, et les constructions en terre en général, constituent une réponse de qualité à des questions très contemporaines. Il est clair maintenant que l’avenir de l’architecture doit répondre à des préoccupations écologiques. Nous n’avons tout simplement pas le choix.
Les questions d’empreinte écologique, de matériaux renouvelables, de baisse de la consommation lors de la construction comme lors de l’utilisation du bâtiment… sont au cœur de la réflexion actuelle. Or, le pisé de terre, qu’il ait été mis en œuvre dans le passé ou qu’il soit contemporain, constitue une réponse extrêmement pertinente à ces préoccupations. En effet, c’est un « véritable matériau écologique » : inépuisable et recyclable, économe en énergie, à forte inertie thermique, aux propriétés acoustiques élevées, aux capacités d’assainissement de l’air, et aux grandes qualités esthétiques, s’intégrant bien au site et présentant des couleurs et des formes variées. Un de ses inconvénients majeurs est toutefois sa fragilité à l’eau, qu’il est possible de prévenir comme l’explique D. Alex. Le pisé de terre mis en œuvre dans le passé nous montre donc la voix d’une solution contemporaine. Lui donner un statut patrimonial et le protéger, c’est reconnaître ses qualités et les projeter dans l’avenir.
Le chantier qui s’ouvre à nous maintenant pour reconnaître et mettre en valeur ce patrimoine pourrait s’orienter dans trois directions principales : prévention, mise aux normes, connaissance. Il faudrait mettre en place une prévention adaptée à la fragilité principale du pisé, l’eau, qui génère d’importants dégâts dans un laps de temps très court. A partir d’un inventaire systématique, et en accord avec les services publics et les gestionnaires de ces immeubles (les « régies » lyonnaises), une mesure d’urgence pourrait être mise en place chaque fois qu’un dégât des eaux est décelé dans ce type de constructions. Elle entraînerait alors une intervention rapide qui éviterait une aggravation irrémédiable du problème. Ensuite, l’un des défis de l’architecture ancienne en terre va être de s’adapter aux nouvelles normes énergétiques, en particulier le renforcement de l’isolation thermique. Celle-ci est nécessaire sur l’ensemble du bâti ancien pour faire face à l’augmentation du prix du chauffage, répercutée par celle des énergies fossiles en voie de disparition. Cependant, concernant le pisé de terre, cela est rendu plus difficile par la nécessité de conserver une bonne visibilité des murs pour détecter rapidement les fuites d’eau. Enfin, une des façons les plus efficaces de protéger un patrimoine est de le faire connaître. Il faut donc accroître la recherche dans ce domaine, en particulier vers un inventaire systématique du bâti existant, puis aller vers les publications scientifiques comme grand public, les visites… La première chose à faire serait de publier rapidement la présente étude puisqu’elle constitue une excellente introduction à ce domaine pour le grand public et qu’elle se présente déjà sous la forme d’un livre abouti.
INTRODUCTION
« Lorsque le passé n’éclaire plus l’avenir le présent marche dans les ténèbres »
Alexis de Tocqueville (1805-1859)
Cette phrase de l’écrivain Alexis de Tocqueville (1805-1859) conserve tout son sens aujourd’hui, et peut s’appliquer à bien des domaines, y compris à l’architecture. En observant comment les hommes bâtissaient autrefois et en considérant les techniques anciennes avec un regard du XXIème siècle, nous sommes capables d’en faire une analyse raisonnée des qualités comme des défauts, et ceci nous aide à faire des choix éclairés pour l’avenir.
Par exemple quand nous essayons de trouver des réponses aux problèmes environnementaux que pose l’habitat de demain.
Or, dans l’histoire des constructions, il existe un matériau, utilisé pour construire depuis des milliers d’années, et qui, à chaque époque, a fourni les réponses aux contraintes spécifiques de son temps : la terre.
Quoi de plus naturel en effet que de construire avec ce que nous avons sous les pieds ? Issue du milieu environnant, relativement peu transformée, à disposition sans nécessité de transport, elle répond immédiatement à la demande en habitat. A ces avantages pratiques s’ajoutent d’indéniables qualités esthétiques : parce qu’elle est prise sur le lieu même de construction, elle s’adapte parfaitement avec son environnement, dans la diversité de ses formes, de ses couleurs, et de ses textures. Si l’on ajoute les performances économiques et écologiques qui lui sont maintenant reconnues, et qui répondent à certains de nos objectifs actuels, nous avons logiquement matière à lui refaire une place dans les esprits.
Camilio Boito disait que « recenser une architecture c’est avant tout reconnaître sa valeur comme héritage. La donner à voir, c’est prendre conscience de son importance, c’est lui redonner vie et lui apporter la reconnaissance dont elle a besoin ». Nous avons donc pris le parti avec ce guide de dresser l’inventaire des constructions en pisé de la ville de Lyon, pour sauver de l’oubli l’architecture terre, et pourquoi pas la réhabiliter.
Pourquoi avoir choisi Lyon ?
En s’intéressant au patrimoine architectural bâti en terre crue en France, il apparaît nettement que la région Rhône-Alpes constitue un foyer riche en constructions en pisé. Principal domaine d’étude du laboratoire grenoblois CraTerre, cette région a déjà fait l’objet de plusieurs inventaires. Mais, peut-être parce que l’architecture de terre est traditionnellement associée au monde agricole, aucun n’a été fait sur la ville de Lyon1. Pourtant, nous le verrons, cette architecture rurale s’est implantée aussi en ville, et un nombre non négligeable de constructions y subsistent.
1 La dernière étude réalisée par la chercheuse Anne-Sophie Clémençon, date de 1983 et méritait d’être réactualisée et mise en lumière.
Ce guide s’articulera autour de 3 parties, ponctuées de fiches techniques pour en apprendre plus sur ce matériau qu’est le pisé.
Dans un premier temps, nous allons présenter ces constructions dans leur contexte historique, géographique et social. Nous expliquerons en quoi les particularités du sol lyonnais le rendent propice à la construction en pisé, et comment ces constructions se sont insérées dans un environnement urbain qui a priori ne leur était pas destiné. Ensuite, nous verrons quelles sont les principales caractéristiques des habitations en pisé et comment nous pouvons les repérer dans leur environnement urbain, avant de partir à la recherche de ces constructions, sur les traces de F. Cointeraux dans quatre quartiers lyonnais.
Dans une dernière partie, nous tenterons de voir quelles solutions peuvent être apportées pour restaurer et préserver les habitations en pisé et ainsi mieux les mettre en valeur, au moins en tant que patrimoine.
A la fin de ce guide, se trouvent l’ensemble des informations pratiques concernant les constructions en pisé de la ville de Lyon : un carnet d’adresse, un lexique des principaux termes employés, une bibliographe pour aller plus loin ainsi que les entretiens effectués.
La carte ci-dessous situe la limite de notre domaine d’étude: nous nous intéresseront aux différents arrondissements de Lyon, ainsi qu’à 3 communes limitrophes: Tassin, Caluire et Ste-Foy-lès-Lyon.
Histoire et géologie
L’émergence du bâtir en terre est liée à un contexte particulier basé sur la disponibilité du matériau adéquat d’une part, et des facteurs humains convergents d’autre part.
I. NATURE DU SOL LYONNAIS
facteurs géologiques
Les origines du matériau terre, la nature particulière du sol et du sous-sol lyonnais, permettent de comprendre pourquoi se sont édifiées ici les constructions en pisé, et leur répartition.
COMPOSITION DES TERRES
La terre est issue de la transformation de la roche mère, qui aboutit à la formation de nombreuses sortes de terres, suivant leur niveau de décomposition : ce sont, en termes de laboratoire, les sols. Une terre est faite d’éléments gazeux (air), liquides (eau), et solides insolubles dans l’eau (organismes et minéraux). Plus précisément, elle est composée d’un élément inerte appelé structure (pierres, graviers et sables qui ne réagissent pas avec l’eau), et d’un élément actif, le liant (c’est l’argile, composée de plaquettes micrométriques collées entre elles par la capillarité de l’eau, qui lie tous les éléments de la structure).
Tous ces éléments peuvent varier en taille et en proportion et donnent ainsi naissance à différents types de terre et autant de techniques pour construire.
Celle qui nous intéresse ici est le pisé. Parmi toutes les techniques de construction en terre crue, elle est la seule qui utilise des terres contenant des cailloux et des graviers. Elle constitue ainsi une sorte de béton naturel, qui doit contenir assez d’argile pour bénéficier d’un maximum de cohésion et suffisamment de grains pour que le matériau soit rigide et ne se fissure pas.
La composition de la terre à pisé idéale est donc un mélange harmonieux de graviers (0 à 15%), de sables (40 à 50%), de limon (20 à 30%) et d’argile (15 à 25%). Ces proportions se trouvent naturellement dans les dépôts sédimentaires des glaciers, les moraines, qui présentent une grande variété de tailles de grains.
Or en France, ce type de sol se rencontre surtout autour des Alpes.
Peuvent convenir également pour le pisé les sols limoneux ou argilo-sableux, issus des dépôts alluvionnaires appelés limons, retrouvés dans les plaines, comme le couloir rhodanien.
On comprend bien ainsi pourquoi le pisé est particulièrement présent en région Rhône-Alpes.
GEOLOGIE LYONNAISE
Lyon est à la frontière entre le Massif Central, à l’Ouest, et les Alpes à l’est. Sur un important massif cristallin du Massif Central sont venus butter les énormes glaciers venant des Alpes au quaternaire. Ce sont donc sur les hauteurs de Lyon, vers Fourvière à l’extrémité des plateaux de l’Ouest lyonnais, et le plateau de la CroixRousse, promontoire du plateau des Dombes au Nord-est, que de nombreuses habitations en pisé issues de moraines se sont installées.
Sur les bassins alluvionnaires de la rive gauche du Rhône, dans les zones de plaine à l’Est de Lyon, sont édifiées des constructions à partir des limons. Composés de grains plus fins, parce que pauvres en cailloux et en gros grains qui en assurent la cohésion, ils produisent des bâtis de plus médiocre qualité.
dépôts fluvio-glaciaires alluvions récents roches calcaires roches cristallines
Construire en terre, oui, mais laquelle?
On ne construit pas avec n’importe quelle terre. La terre à bâtir est prélevée entre 20 et 40 cm en dessous du niveau du sol, sous la couche de terre arable. En effet, cette dernière, trop riche en matière organique (humus, racines, etc.), ne produirait pas de matériaux assez solides et d’autre part des végétaux pourraient coloniser un mur construit avec cette couche de surface. La terre utilisée pour construire est donc située plus en profondeur, là où les matériaux sont plus durs et stables dans le temps. Cette terre est souvent de couleur rouge grâce à sa teneur forte en oxyde de fer. Elle ne doit pas être trop humide et prélevée au printemps et à l’automne.
II. HISTORIQUE
évolution des constructions en pisé à Lyon
HISTOIRE DES ARCHITECTURES DE PISE
La construction en terre est une tradition vieille de 11000 ans. Néanmoins, contrairement aux autres techniques de constructions traditionnelles (comme l’adobe, la bauge ou le torchis), le pisé est en comparaison relativement récent puisqu’il semble apparaître pour la 1ère fois à Carthage en Tunisie en 814 av. J.C. Cette technique nouvelle va s’étendre autour du bassin méditerranéen et dans le Maghreb. A partir du VIIIème s., avec l’expansion de l’Islam, le pisé s’exporte en Europe, d’abord en Espagne, puis en France.
En France, c’est dans la région Rhône-Alpes que le patrimoine en pisé est le plus important : il représente plus de 40% du patrimoine architectural rural. Mais il est aussi présent dans les centres urbains, qui conservent de nombreux bâtiments encore habités.
LYON ET LE PISE
La ville de Lyon est riche de vestiges informatifs sur l’antiquité gallo-romaine et l’époque charnière du XIXème s.
A l’époque gallo-romaine, sur le plateau de Fourvière, les romains utilisaient déjà la terre qu’ils avaient sous les pieds pour construire. Dans le 5ème arr. de Lyon, rue des Farges, des archéologues1 ont trouvé de multiples témoignages de ce type de construction, et les fouilles ont notamment permis de comprendre les différentes méthodes mises en œuvre par les Romains. Ceux-ci utilisaient couramment la brique de terre crue moulée (adobe) pour leurs habitations. Par la suite, entre la fin du 1er et 2ème s. ap. J.C., les constructions en adobe furent remplacées peu à peu par des habitations à pans de bois utilisant le torchis comme remplissage. Mais la technique spécifique du pisé ne semble pas être attestée à cette époque.
Les constructions en terre disparaissent ensuite au profit des constructions en bois ou en pierre au Moyen-âge. Elles reparaissent vers le milieu du XVIème s. avec l’urbanisation croissante de Lyon ; et elles prendront véritablement leur plein essor au XIXème s. avec le phénomène de l’exode rural.
Effectivement, en se développant, Lyon attire des populations agricoles attirées par sa prospérité. Elles s’installent en arrivant aux portes de la ville, près des grands axes de circulation ; et elles apportent leur savoir-faire en construisant avec le matériau disponible sur place : la terre. Les constructions en pisé sont de ce fait situées surtout sur des zones frontières entre la campagne et la ville.
La carte ci-après nous donne la répartition de ces habitations dans la ville de Lyon.
On retrouve ces constructions : au Nord de Lyon, dans les quartiers de la CroixRousse, de Caluire, sur l’axe de pénétration des Dombes. A l’Ouest, à Vaise, au carrefour de la route de Vienne et de la route de Paris, entre les territoires du Morvan et Bourbonnais ; dans le 5ème arrondissement et Ste-Foy qui étaient autrefois encore des campagnes. A l’Est, sur la rive gauche du Rhône, qui, par sa nature marécageuse, n’était habitée que par une population pauvre issue du monde paysan.
L’historienne d’art et chercheure Anne-Sophie Clemençon, dans son article Lyon, pisé urbain 1, nous retrace l’histoire de l’urbanisation des constructions en pisé :
« Dès la fin du XVIème s. commençait l’urbanisation de la Croix-Rousse, par la grande rue, dont une partie importante est construite en pisé et où des ensembles complets subsistent aujourd’hui. […] L’urbanisation commence autour de 1550 mais c’est surtout à la fin du XVIème s. et au début du XVIIème s. que s’intensifie l’édification de petites maisons basses de 1 à 2 étages […].
Dans la première partie du XIXème s, la rive gauche du Rhône, entre le vieux bourg de la Guillotière au Sud et le nouveau quartier Morand au Nord, est urbanisée ». Ici, dans le quartier des Brotteaux, les terrains appartiennent aux Hospices Civils de Lyon (HCL) qui, en attendant qu’ils prennent de la valeur, les louent à bas prix à des fermiers venus s’installer à Lyon, et ce pour des baux de courte durée (3, 6 ou 9 ans), les terrains devant être à terme rendus libres. Les constructions de ce fait y sont bien souvent précaires, car elles sont construites rapidement, pour peu de temps, utilisant le matériau terre local, qui ne nécessite aucun transport et s’emploie directement sans transformation. On trouve donc, derrière les façades de l’habitat bourgeois constitué de maisons hautes en maçonnerie de pierre, des entrepôts, usines, ateliers et petites maisons, dont le principal matériau de construction est le pisé, auquel sont souvent adjoints, le bois, le mâchefer, la pierre et parfois la brique, matériaux de récupération, associés de façon anarchique pour des raisons pragmatiques, par une population pauvre.
Pour cette population, le pisé est considéré comme un matériau à part entière, et jugé comme fiable, en particulier pour ses qualités ignifuges (contrairement au bois qui sera interdit bien avant le pisé à cause des nombreux incendies qu’il favorise). Meilleur marché, économique et donc populaire, il est utilisé par les classes sociales défavorisées comme la pierre l’est par les bourgeois et les nobles.
A plusieurs reprises, notamment par un décret en 1840, l’administration tente de limiter, voire d’interdire, la construction en pisé, en réglementant par exemple la hauteur des bases en maçonnerie à 1m50 et en limitant la hauteur des constructions à 5m.
Cependant, ces habitations continuent de se construire, et ce n’est qu’après la terrible crue du Rhône de 1856 qui submerge la rive gauche et détruit en une journée la quasi-totalité des maisons en pisé, que des mesures drastiques sont prises par le préfet Vaïsse le 19 juin de la même année. Il interdit « les constructions de chaux grasse et de mâchefer dans toute l’étendue de l’agglomération lyonnaise, y compris la commune de Villeurbanne1 ». Seront également interdits les murs de clôture en pisé ayant une partie maçonnée inférieure à 2m. Il conclut ainsi : « En conséquence, il ne sera plus à l’avenir, élevé dans toute l’étendue de l’agglomération lyonnaise de construction autres qu’en bonne maçonnerie de chaux et de sable »2. Les constructions en pisé devenues dangereuses à la suite de cette crue, ne pourront ainsi pas être réparées, et devront être démolies.
Se voyant interdire de construire avec le seul matériau économique à leur disposition, les classes sociales défavorisées sont alors contraintes de s’installer plus à l’Est ; laissant la place à une classe de moyenne bourgeoisie devenue à l’étroit dans la presqu’île.
En 1872, un nouveau décret est établi : la construction en terre n’est plus interdite, mais réglementée. Cet assouplissement se justifie par l’éloignement de la menace principale : l’eau, grâce à la construction de barrages et l’aménagement du cours du Rhône.
Mais l’avènement de l’ère industrielle, vers la fin du XIXème s. et le début du XXème s., apporte d’autres matériaux, comme le béton banché, qui remplacent le pisé et engendrent sa disparition progressive comme matériau de construction.
Aujourd’hui, ce sont donc des constructions antérieures à 1900 qui persistent dans le paysage urbain lyonnais. Bien qu’ignorées par la plupart des traités sur l’architecture lyonnaise, elles sont encore nombreuses, et témoignent d’une époque et d’un savoir-faire oublié, qu’il est important de faire connaître, comme l’a fait en son temps l’architecte et entrepreneur lyonnais François Cointeraux.
III. FRANÇOIS COINTERAUX (1740-1830)
figure marquante de la ville de Lyon.
Si le pisé du Lyonnais reste la référence première en matière de pisé, c’est en partie grâce à François Cointeraux (ou Cointereaux, les 2 orthographes existent), lyonnais, entrepreneur du XVIIIème s. siècle, un personnage qu’il convient de redécouvrir.
Il contribua en effet à faire reconnaître l’architecture en pisé non seulement à Lyon, mais à travers toute l’Europe, les Etats-Unis et même l’Australie, grâce à la création d’écoles d’architectures rurales et à la publication d’une trentaine d’ouvrages de vulgarisation traduits en plusieurs langues, qui offraient une approche didactique de la manière de construire en pisé.
Né à Lyon en 1740 et mort à Paris en 1830, il a été l’un des premiers entrepreneurs à s’intéresser aux constructions rurales dans l’espace agronomique français, pour faire l’apologie du pisé. Inventeur du terme «agritecture», discipline qui lie architecture et agriculture, il fut tout à la fois architecte, géomètre et entrepreneur. Attiré par l’aspect économique du matériau terre, il en vante les mérites à une époque qui se préoccupait du bien être social et où se développait tout un mouvement en faveur du logement populaire. Le pisé permet en effet de construire des maisons économiques et incombustibles, de grande solidité et salubrité.
Sa carrière lyonnaise est fort longue (1740-1786), il réalisa dans sa ville la plus grande partie de ses constructions, dont certaines subsistent encore. Mais curieusement, ce théoricien inventif reste méconnu dans la ville qui l’a vu naître.
Il construit en pisé dans les quartiers de St Just, de St Irénée et surtout de Vaise. Intéressé par la construction sociale, il élève dans ce quartier, pour les soyeux lyonnais, un ensemble de 24 boutiques-logements, connues aujourd’hui sous le nom de « maisons Cointeraux » et qui sont toujours visibles (voir partie II).
C’est Lyon qui lui offrit également matière à réflexions sur la maintenance des constructions en pisé, puisque c’est là que, revenu de Paris, il publia, en 1796, Le pisé à l’épreuve du canon, ouvrage écrit à la suite d’une série de bombardements lors du siège de Lyon qui ravagèrent plusieurs de ses maisons dans le faubourg de Vaise. Ces destructions lui inspirèrent le moyen de « faire solidement tenir les enduits sur l’ancien pisé1 ».
La même année, il installe à Lyon son école d‘architecture rurale, établie à Vaise. Elle est la quatrième du genre, après celles de Grenoble, Amiens et Paris. Ses écoles proposaient, non seulement de présenter des modèles expérimentaux de constructions en terre et de promouvoir leurs procédés par des textes et des gravures, mais aussi de former des élèves-architectes et des ouvriers-piseurs.
Elles étaient ouvertes à tous, notamment aux entreprises qui pouvaient venir voir différents types de construction en pisé. Tout ce qui était présenté au public reproduisait l’architecture de pierre dans le style néoclassique de l’époque de la Révolution et de l’Empire, que F. Cointeraux s’attachait à adapter au matériau terre. Le rayonnement de ces écoles fut assez important en France et de nombreux particuliers firent appel à Cointeraux pour leurs habitations.
Malheureusement, l’école de Lyon ferma ses portes peu de temps après sa création : obligé de quitter la ville ne s’y sentant plus en sécurité, il part définitivement en 1796 pour faire sa seconde carrière à Paris. C’est là qu’il publie la majorité de ses ouvrages techniques qui contribuèrent à installer sa renommée à travers le monde.
Aujourd’hui, des constructions spectaculaires en pisé restent le témoignage de son œuvre, notamment en Allemagne (dont un immeuble de 7 étages édifié en 1830 à Weilburg par l’architecte Wimpf, disciple de Cointeraux).
Ses idées, sa réflexion technique, économique et sociale, restent pertinentes aujourd’hui, et son œuvre mériterait d’être reconnue en France, et encore plus à Lyon, qui a été le terrain d’expérience de Cointeraux l’inventeur.
MISE EN OEUVRE Le pisé lyonnais constitue la technique de référence, tant par ses outils que par sa mise en œuvre, et ce grâce à la diffusion mondiale de F. Cointeraux.
Celui-ci nous explique la technique du pisé : « Le pisé est un procédé d’après lequel on construit des maisons avec de la terre […] sans le soutenir par aucune pièce de bois. Il consiste à battre, lit par lit, entre des planches, à l’épaisseur ordinaire des murs et moellons, de la terre préparée à cet effet. Ainsi battue, elle se lie, prend de la consistance et forme une masse homogène qui peut être élevée à toutes les hauteurs données pour les habitations.1 » Le pisé est donc une technique de maçonnerie de mur en terre crue monolithique coffrée, faite de couches superposées de terre compactée. Le mur obtenu est un mur porteur, d’une épaisseur de l’ordre de 50 cm en moyenne.
LES OUTILS
Le coffrage : il s’agit d’un ensemble de pièces en bois qui délimitent en négatif la forme dans laquelle se fabrique le mur en pisé. Le coffrage lyonnais est composé de deux panneaux (banches) sans fond qui se posent en long (elles peuvent faire de 2 à 4 m de longueur). L’espace ainsi créé est fermé en bout par un bandeau vertical. Les banches avancent dans un sens déterminé, lisible d’après les joints, qui sont réalisés en biais. Elles sont posées à cheval sur des clés transversales qui dépassent le nu de la maçonnerie, puis extraites au décoffrage. Les clés sont munies à leurs extrémités de montants verticaux, qui maintiennent la géométrie du coffrage et limitent les déformations dues à la pression des coups répétés du pisoir.
Le pisoir : c’est l’outil utilisé pour compacter la terre. Il est composé d’une masse de bois fixée à un manche. La semelle (extrémité, fond de la masse) existe sous plusieurs formes selon son emploi : large et plate pour piser à plat, fine et plus étroite pour travailler les coins du coffrage et la finition.
LA MISE EN OEUVRE
Elle a lieu au printemps et à l’automne, quand la terre contient naturellement la bonne quantité d’eau pour être damée. Sur une fondation est d’abord monté un soubassement en maçonnerie appareillée, faite de brique, de pierre, ou de galets. Cette maçonnerie peut faire jusqu’à 80 cm de haut, pour éviter les projections d’eau et les remontées d’humidité par capillarité.
Le coffrage est ensuite monté sur le soubassement, et, avant de déposer la terre, on met en place un gâchis de mortier (fait de terre et de chaux) qui empêche la terre de couler dans les joints des pierres.
Puis la terre, telle qu’elle est tirée du sol, est portée dans la banche et étendue sur une épaisseur de 12 cm environ, puis damée et comprimée avec le pisoir, en une couche de 8cm. A chaque couche de terre, il est placé dans l’angle un gâchis de mortier afin de renforcer celui-ci. Les couches de terre ou lits, au nombre de 5 à 7, se superposent jusqu’à l’arase supérieure du coffrage. Les banchées sont réalisées ainsi de suite, afin de faire le tour de la maison. Une banche mesure en général 80 à 100cm de haut, 200 à 400cm de long, et 50cm d’épaisseur.
Puis on passe au rang suivant, la terre étant alors suffisamment sèche, en prenant soin d’alterner le sens des banches.
Découvrir le pisé à Lyon
Forts de ces connaissances sur l’histoire de l’implantation et les techniques des constructions en pisé, allons maintenant explorer ces habitations. Nous verrons d’abord comment repérer le bâti en pisé dans l’environnement urbain, puis nous partirons à la recherche de ces édifices dans un parcours à travers les 4 quartiers lyonnais les plus riches en ce type de constructions: la Croix-Rousse, Vaise, Tassin, et St Just.
I. RECONNAÎTRE UN BÂTI EN PISÉ. REPARTITION GEOGRAPHIQUE
Une des premières étapes pour commencer la recherche des constructions en pisé est de savoir là où nous sommes le plus susceptibles de trouver ce type d’habitation. Pour cela, une carte sera nécessaire (voir carte répartition p13). Comme nous l’avons vu dans la première partie, les zones d’utilisation du pisé sont largement réparties sur le sol lyonnais. Elles répondent à des caractéristiques géologiques (qualité de la terre), et aussi à des positions stratégiques : elles sont le plus souvent sur les lieux de rencontre de la ville et de la campagne.
Arrivé sur la zone, pouvoir reconnaître un édifice en pisé, c’est avant tout savoir quels matériaux le constituent, quelles sont ses différentes enveloppes (enduit, couverture), quelles sont ses principales caractéristiques techniques, et même ses maladies (désordres) les plus fréquentes. C’est ce que l’on appelle un diagnostic.
HAUTEUR
Un des premiers indices pour repérer les habitations en pisé, est leur hauteur. En effet, construites pour des milieux populaires et campagnards, ce sont souvent des constructions basses ne dépassant pas 2 ou 3 étages, avec une hauteur moyenne totale de 8 m.
Cependant, comme chaque règle a son exception, on retrouve dans le quartier de la Croix-Rousse des immeubles qui peuvent aller jusqu’à 7 étages !
PROPORTIONS
Un bâtiment en pisé va souvent s’étendre plus en longueur, formant des bandes le long des rues, d’une épaisseur moyenne de 8 m, plus larges que hautes.
LA MODENATURE DES FACADES
Le rapport des pleins et des vides permet de repérer rapidement une construction en pisé. Celle-ci se caractérise par l’importance des parties pleines, au détriment des ouvertures, qui sont généralement peu nombreuses et de faible hauteur.
Ceci est dicté par la faible résistance du pisé en traction.
LES OUVERTURES
Etant de constructions traditionnelles, les habitations en pisé présentent des ouvertures avec encadrement en bois ou en pierre. Celles-ci sont réalisées lors de l’élévation des murs : on place les jambages de l’ouverture dans les banches et ils restent en place après le décoffrage. On trouve parfois au-dessus du linteau un arc de décharge constitué de 2 planches formant un V inversé. Cet arc évite de reporter trop de charges sur les linteaux, souvent fragiles ; il doit être maintenu lors des restaurations.
LA COUVERTURE ET LES PLANCHERS
Les maisons en pisé de Lyon sont généralement recouvertes par des tuiles creuses (canals) en terre cuite. Ces tuiles reposent sur de la volige, clouée sur des chevrons. La charpente, traditionnelle, n’est généralement constituée que de pannes, car il y a un nombre important de murs de refend.
Ces pannes, de même que les pièces principales des planchers, reposent sur les murs par l’intermédiaire de semelles de répartition en bois ou en mortier. Elles ne doivent pas être enlevées lors des travaux car elles jouent un rôle indispensable dans le maintien du plancher.
LES MURS
Les murs en pisé sont construits, on l’a vu, avec la terre directement issue du sol, sans apport d’eau complémentaire. Cependant, il n’est pas rare de trouver à Lyon des murs composés d’un mélange de matériaux divers comme les moellons, de la brique, des galets…
Les parties enterrées (fondations) et le soubassement, allant de 95 cm à 2m audessus du sol, sont en maçonnerie de pierres ou de galets. Les parties supérieures sont coffrées par couches successives de 80 cm environ. Un lit de mortier relie ces couches entre elles.
Les murs présentent également un fruit1 assez important, qui le rend plus résistant aux forces qui pourraient le pousser vers l’extérieur.
Leur épaisseur varie ainsi de 40 à 60 cm, selon le niveau. Les angles sont constitués de banchées croisées et renforcées de lits de chaux, espacées de 20 cm, ou d’une maçonnerie de brique et de pierres. Les maisons n’ont généralement pas de chaînage, celui-ci étant assuré par les planchers. Cet absence de chaînage a entraîné fréquemment la mise en place de tirants, car les angles s’ouvraient. Ceux-ci sont remarquables sur les façades par leur extrémité à 2 X métalliques.
LES ENDUITS, LES COULEURS
Les bâtiments en pisé n’étaient pas à l’origine prévus pour être enduits ; ils ont une coloration ocre soutenu, couleur de la terre du lieu. Cependant, en zone urbaine, ils ont été souvent enduits pour les protéger de l’humidité, car non protégés par un débord de toit assez conséquent, comme c’est le cas dans les campagnes par exemple ; ces enduits jouent le rôle d’une seconde peau, évitant la pénétration d’eau et donc la dissolution du mur en pisé ; faits d’un mélange de sable, de mortier de chaux grasse et de terre locale, ils donnent au mur une couleur claire, le plus souvent un beige soutenu, mais qui peut varier selon la terre employée.
Il est souvent plus facile de repérer un édifice en pisé lorsque l’enduit qui le recouvrait se décolle par plaques entières, laissant apercevoir le mur fait de ses couches caractéristiques séparées par un lit de chaux. Ce décollement d’enduit est le signe d’une dégradation progressive du fait des intempéries, et de sa mauvaise liaison au support (voir fiche enduit). La dégradation de l’enduit est souvent provoquée par sa consistance : un enduit trop dur, fait de mortier de ciment étanche1, provoquera le gonflement du mur en pisé, qui le fissurera facilement et le décollera de son support.
II. OÙ TROUVER LES HABITATIONS EN PISÉ?
Partons maintenant à la rencontre de ces habitations en pisé.
Nous avons sélectionné quatre quartiers de Lyon où ces habitations se rencontrent: Saint-Just, Vaise, Tassin et Croix-Rousse. Chacun de ces quartiers a pour particularité de se trouver sur une colline ou du moins sur des massifs rocheux riches en moraines et où la terre est donc bonne pour construire.
Toutes les adresses présentées ici ont fait l’objet d’un inventaire précis réalisé par la chercheure A.S. Clémençon en 1983. Nous l’avons mis à jour, dans le cinquième arrondissement; et l’avons étayé de photographies de 1983 et actuelles, qui permettent de se rendre compte de leur évolution en milieu urbain.
La plupart des constructions subsistent encore et sont en bon état, preuve que, malgré l’usage intempestif de l’enduit ciment, ces maisons résistent bien aux aléas du temps.
ORGANISATION DES ITINERAIRES
Les quatre parcours proposent au lecteur une balade à travers la ville de Lyon: pour chacun, l’histoire du quartier est présentée brièvement, et la construction des maisons en pisé est restituée dans son contexte social et urbain.
En tête de chaque itinéraire, un plan détaillé indique un sens de parcours et localise chaque habitation.
Des commentaires sur les constructions sont présentés, ainsi que leurs principales caractéristiques : accès, hauteur, type, et état de la dégradation.
Les parcours sont de durée variable, d’environ 1h30-2h00. Des variantes sont proposées, et le lecteur est libre de suivre l’itinéraire comme il l’entend. Bon voyage à travers la découverte des ces architectures en pisé !
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