Une étude d’ensemble sur l’iconographie des décors picturaux à caractère monumental dans l’architecture civile médiévale est incontestablement délicate. Le premier écueil est la nature éphémère de ces compositions picturales dont la première des vocations était – il ne faut pas l’oublier – l’embellissement des lieux pour lesquels elles ont été réalisées. Cette fonction décorative les exposaient ainsi très naturellement à être renouvelées au gré des évolutions du goût et de la fantaisie du moment, ce qui est particulièrement patent pour les édifices non cultuels. Il faut ainsi continûment tenir compte dans notre appréciation d’ensemble de l’exhaustivité illusoire des inventaires et recensions qui peuvent être ouverts à ce sujet. La même prudence s’impose quand il s’agit de formuler une datation, un décalage chronologique pouvant de fait exister entre la mise en oeuvre d’une décoration picturale monumentale et la réalisation de son support architectural.
En outre, il convient de rappeler que le nombre d’œuvres peintes à notre disposition ne représente qu’une infime partie de la production d’origine. À cet égard la non pérennité du patrimoine pictural en général est de nouveau en cause mais, s’agissant du décor peint des édifices civils, elle est accrue par la destination de l’immeuble qui lui sert de support: l’architecture domestique est bien plus sujette à transformations voire à destruction que ne l’est l’architecture religieuse.
Ainsi, prétendre proposer une présentation d’ensemble des différents sujets historiés que l’on est susceptible de rencontrer dans les peintures murales conservées dans les édifices médiévaux non cultuels est une véritable gageure. Il serait plus prudent – et plus scientifiquement exact – de se livrer à un simple état de la question, une sorte de bilan provisoire des sujets aujourd’hui à notre disposition.
Même momentané, un tel bilan permet certaines constatations. La première concerne la moindre importance quantitative des sujets historiés dans les décors peints des édifices civils: les peintures médiévales conservées dans les édifices non cultuels sont majoritairement ornementales.
Au-delà de ce premier constat, le recensement des représentations figurées permet d’établir que certains sujets historiés se retrouvent indifféremment dans des édifices cultuels ou civils et ce en dépit de leur apparente spécificité – sujets religieux dans des édifices civils et représentations historiques ou à caractère chevaleresque dans des édifices cultuels – et qu’a contrario, il existe des représentations conservées dans des édifices civils dont le message iconographique est clairement spécifique et illustre le statut social du commanditaire.
Enfin, il est intéressant de mentionner une certaine évolution dans les thèmes mis en images dans les édifices civils méridionaux entre le Moyen Âge central et la fin de la période. Pour les XIIIe et XIVe siècles, les évocations du monde de la chevalerie semblent être les sujets les plus couramment plébiscités, alors que pour la fin du Moyen Âge, on profite d’un corpus iconographique d’une plus grande diversité avec parfois des thèmes à caractère moralisateur, burlesque ou romanesque. Une variété thématique vraisemblablement plus en adéquation avec la nouvelle pluralité de la société civile.
Une majorité de décors strictement ornementaux
Dans son ouvrage Couleurs, décors et emblèmes, Michel Pastoureau écrit: « Les décors à scène ne représentent à peu près rien. L’horizon décoratif de l’homme du Moyen Âge n’est pas fait de scènes historiées mais de bandes, de raies, de cases et de points » (1). Cet état de fait s’applique tout particulièrement aux décors conservés dans les édifices civils. À titre d’exemple, les chiffres liés au corpus quercinois des peintures dans l’habitat civil des XIIIe et XIVe siècles (2) sont à cet égard particulièrement probants. Celui-ci est en effet composé à 85 % de peintures strictement ornementales auxquelles il conviendrait d’ajouter les peintures ornementales qui ne manquent jamais d’accompagner les représentations historiées. Aucune peinture murale figurative conservée dans un édifice civil n’est en effet réalisée sans être accompagnée d’éléments ornementaux. L’association est d’ailleurs le plus souvent majoritairement en faveur des motifs décoratifs qui sont habituellement plus importants en mètres carrés couverts que les représentations figurées. Il convient de mentionner à ce sujet un schéma d’organisation récurrent dans les décors des édifices civils dans lequel précisément une place particulièrement privilégiée est réservée aux peintures ornementales. Cet agencement renvoi systématiquement les représentations historiées au sommet des murs concernés et les présentent en bande horizontale, d’une hauteur qui peut varier, mais qui excède rarement un tiers de l’ensemble de la composition picturale composée donc pour l’essentiel d’un parement exclusivement ornemental. Une semblable distribution est présente à Teyssieu dans le Quercy, à Saint-Antonin-Noble-Val dans le Rouergue voisin, à Bansat en Auvergne ou encore à Périgueux, Cordes en Albigeois ou Pernes-les-Fontaines en Provence, avec un répertoire ornemental toujours diversifié qui s’étend du faux appareil traditionnel à simple ou double joint, avec ou sans fleurette au centre des blocs, à la tenture feinte ornée de médaillons tangents enfermant des animaux, jusqu’aux motifs de « pierre en coupe » qui cherchent à imiter le marbre ou d’autres pierres dures onéreuses.
La peinture ornementale semble donc s’acquitter d’une forme de primauté dans les édifices civils, et plusieurs raisons peuvent être invoquées pour comprendre cela. Dans le cas du développement sur plusieurs dizaines de mètres carrés de peintures chatoyantes aux motifs souvent recherchés, on comprend aisément le leitmotiv principal des propriétaires qui font réaliser des peintures dans un souci premier de décoration, d’embellissement de leur demeure. Quand il s’agit d’un simple faux appareil de pierre de taille, tracé en une seule couleur et pas nécessairement régulier, on pense alors plus facilement que l’on puisse avoir eu recours à la peinture murale pour dissimuler succinctement, et à moindre coût, les aspérités rugueuses d’une maçonnerie de briques. Concernant les décors qui reprennent les motifs répétitifs des compositions en tenture, on peut retenir l’idée que couvrir de la sorte les murs de riches motifs directement inspirés des tissus n’est pas si éloignée des préoccupations de confort qui prévalent à l’usage de véritables tentures: à défaut d’une vraie isolation thermique, les peintures vives et couvrantes « réchauffent » visuellement les pièces en habillant les parois maçonnées frustes.
Par ailleurs, que les peintures ornementales prennent l’avantage dans l’architecture civile n’a rien de surprenant si on analyse cela en rapport avec la destination des édifices concernés. En effet, dans la sphère privée, les compositions historiées sont soumises à une moindre exposition iconographique que dans les édifices religieux et il paraît logique que la valeur décorative des peintures murales prime sur leur éventuelle valeur emblématique. Pour illustrer cela directement, il convient d’ailleurs de noter que la très grande majorité des sujets historiés que nous pouvons apprécier dans les demeures méridionales est toujours conservée dans la ou l’une des pièces principales de l’édifice concerné, donc dans la partie potentiellement susceptible d’être ouverte à des personnes étrangères à la maisonnée. Dès lors, offert à la vue des visiteurs, les sujets porteurs de signification peuvent développer toute leur fonction suggestive : les images ont alors un sens.
Les décors à caractère héraldique, qui composent une partie non négligeable de ce répertoire des peintures ornementales conservées dans l’architecture civile, sont à considérer à part. Même si leur identification est rarement assurée avec certitude, on ne peut effectivement faire abstraction de leur potentiel de signification : la répétition d’un motif héraldique, relevant a priori d’un simple développement ornemental, peut avoir en réalité une fonction quasi iconographique en affichant ostensiblement l’image héraldique du propriétaire. Citons pour preuve l’exemple célèbre des peintures du donjon de Touffou à Bonnes dans le Poitou où deux blasons distincts, inscrits dans des carrés, sont répétés à l’instar d’un décor ornemental. Le caractère répétitif et couvrant n’exclut pas pour autant une réelle signification puisque les armes représentées ont pu être identifiées comme étant celles du propriétaire des lieux à la fin du XIIIe siècle (3). Parmi les décors méridionaux qui présentent des motifs d’inspiration héraldique traités comme des motifs ornementaux – à Cordes ou à Cahors entre autres – aucun exemple n’a pu être identifié de la sorte et ce en dépit de la lecture facile et de l’évidente référence de certains d’entre eux, notamment celui rencontré dans une demeure cadurcienne qui expose une alternance de carrés gironnés d’or et de gueules et de carrés de vair (4). Mais si aucune reconnaissance d’éventuelles armes n’a pu pour l’heure aboutir, cela n’amenuise en rien l’indéniable spécificité des ornements à caractère héraldique : qu’ils soient la fidèle retranscription d’armes véritables ou simplement un choix d’ordre purement ornemental, les motifs armoriés sont l’expression picturale vraisemblablement la plus originale des goûts médiévaux.
Des sujets historiés indifféremment représentés dans les édifices cultuels et non cultuels
Le répertoire ornemental rencontré dans les architectures médiévales méridionales, quelles soient civiles ou religieuses, est assez varié et les multiples déclinaisons traditionnelles de motifs géométriques – frises de grecques, rubans plissés ou pliés, dents de scie, faux appareil ou autres – se retrouvent semblablement dans les deux espaces. Cet équilibre fonctionne même lorsqu’il s’agit d’un motif particulièrement en faveur dans l’une ou l’autre des catégories architecturales.
Ainsi, un motif géométrique exceptionnel par sa prodigalité dans l’architecture religieuse de nos territoires méridionaux se rencontre également dans l’architecture civile. Il s’agit d’un motif composé de deux fils de ruban de couleur qui se détachent sur un fond uni également coloré et qui se croisent à intervalle régulier après avoir délimité un espace équivalent en dimension à une pierre de taille de grand appareil. La surface ainsi circonscrite est souvent ponctuée en son centre d’une fleurette et systématiquement marquée par deux redents latéraux, respectivement tracés par les deux rubans, au milieu de chaque grand côté. Ce motif est couramment répété à l’infini pour couvrir plusieurs dizaines de mètres carrés de surface murale. Notons qu’il est de façon habituelle traité dans des tons ocres rouges et jaunes qui sont connus pour être parmi les couleurs les plus économiques et que sa régularité par rapport au mur peut lui conférer une fonction similaire à un faux appareil décoratif.
Il est visible dans des édifices religieux aussi prestigieux que l’église des Jacobins de Toulouse ou bien Saint- Pierre de Moissac, dans une version tardive appartenant à la fin du Moyen Âge, ainsi que dans les églises de Boulaur en Gascogne ou Saint-Avit-Senieur en Périgord. On le rencontre également dans la salle supérieure du donjon du château des évêques de Vabres à Saint-Izaire dans le Rouergue, ainsi que dans la grande salle de la maison Gaugiran à Cordes ou bien dans la maison sise au n° 48 bis de la rue Émile Zola à Figeac.
Même si la répartition est quantitativement à l’avantage des édifices religieux, la présence de ce motif particulier dans les deux sphères du monde médiéval n’est pas un exemple unique. On peut relever une distribution équivalente pour un autre motif ornemental original, dont l’usage se limite géographiquement au Languedoc et à la Gascogne voisine. Il s’agit d’un tracé régulier de « pierre en coupe » qui, à l’instar du traitement pictural précédent, est présent dans n’importe quelle catégorie d’édifices cultuels ou civils (5), témoignant de la sorte de la circulation des formes en matière de décoration, un mouvement bien naturel assuré par les ateliers de peintres travaillant bien évidemment indifféremment pour des commanditaires cléricaux ou laïcs.
Si l’on peut être assuré de rencontrer le même type de peintures ornementales dans un édifice religieux que dans un édifice civil, qu’en est-il des peintures historiées ? Existe-t-il des thèmes iconographiques dévolus exclusivement à l’espace cultuel ou à l’espace civil ?
Les sujets religieux sont présents dans la décoration picturale de la sphère civile. Logiquement on les rencontre dans les lieux de résidence des ecclésiastiques, comme à Saint-Émilion dans les peintures perdues de la
de l’officier royal en charge de cette sénéchaussée ne peut être attestée. À défaut de renseignement précis sur les origines de cette maison (8), nous devons nous contenter de la présenter comme un authentique logis de notables, un édifice qui correspond au prototype de la maison polyvalente qui fleurit dans les villes des XIIIe et XIVe siècles (9). Les peintures murales conservées dans la maison ne couvrent plus que la paroi est de la grande salle du premier étage. Elles s’organisent en trois scènes distinctes inscrites dans quatre grands clipei non alignés, qui se détachent sur un fond ponctué de fleurettes, tandis que des arbustes chargés de fruits rouges se dressent après le premier et le troisième médaillon. Trois sujets sont évoqués: la création d’Ève (fig. 2) et la Visitation dans les deux premiers médaillons, puis l’Annonciation dans les deux suivants, l’un étant réservé à Gabriel, l’autre à la Vierge.
La présentation de ces trois scènes dans des médaillons non alignés est assez originale. La disposition linéaire de cadres circulaires juxtaposés est fréquente dans la peinture médiévale, notamment depuis les Bibles moralisées du XIIIe siècle, mais elle se limite pour l’essentiel à la peinture de manuscrit. Quelques exemples sont connus dans la peinture murale, citons entre autres le cycle consacré à sainte Catherine sur le mur sud de la collégiale de Saint- Émilion, ou bien encore le décor de la tour Palmata de Gaillac (10), mais ils ne sont pas très nombreux. S’agissant d’une composition comme celle retenue à Gourdon où les médaillons se juxtaposent avec une certaine liberté, il s’agit d’un procédé narratif plutôt singulier dans la peinture monumentale. Une telle mise en scène est conforme à certaines compositions oniriques où un personnage est représenté rêvant ou pensant et ses images idéelles sont alors matérialisées selon cette formule de médaillons. Ces compositions appartiennent à un genre iconographique parfois désigné par le terme allemand d’Assistenzporträt, c’est-à-dire la représentation de l’artiste ou de l’auteur, s’il s’agit de l’illustration d’un texte, impliqué dans l’action évoquée (11).
Il est cependant difficile de défendre le recours à un tel dispositif narratif dans ces peintures de Gourdon tout simplement parce que nous ne disposons pas de la totalité du décor. Quant au choix iconographique, même s’il n’est pas accessible en intégralité, la mise en avant de la Vierge parallèlement à l’évocation d’Ève, est pour le moins inhabituelle dans un édifice non cultuel. Si l’on fait rapidement le point sur les trop rares études d’ensemble concernant la production picturale médiévale, il est intéressant de souligner que la grande majorité des images religieuses conservées dans des demeures, ayant ou non une vocation cléricale, sont de strictes images de dévotion, des représentations de saints ou de la Crucifixion (12). Des peintures évoquant la Vierge ont pu être recensées dans des habitations (13), mais aucune ne répond à un programme iconographique équivalent à celui mis en œuvre à Gourdon.
S’il est donc avéré par maints exemples que l’on peut rencontrer des peintures à caractère religieux dans des édifices civils, on peut également notifier que les illustrations de sujets à caractère militaire ne sont pas absentes des édifices cultuels. Sans avoir la prétention de chercher à en établir un inventaire, on peut en citer quelques exemples dont certains sont d’ailleurs extérieurs à nos contrées méridionales. Il existe bien sûr des représentations de scènes guerrières dans des édifices relevant d’un ordre militaire, comme dans l’église templière de Cressac en Charente, où de semblables représentations trouvent facilement une justification (14). Mais on en rencontre également dans des édifices dépendant des structures diocésaines traditionnelles, comme l’église Sainte-Marie aux Anglais en Normandie où l’on a figuré au début du XIIIe siècle sur le mur nord de la nef la représentation de la prise armée d’une forteresse. Pareil sujet peut être interprété comme l’évocation d’un épisode de croisade, qu’il s’agisse d’un évènement historiquement précis ou d’une illustration à valeur emblématique, et ainsi trouver toute légitimité à être représenté dans un édifice cultuel, la croisade étant tout autant un sujet militaire que religieux.
Certaines représentations à caractère guerrier ne sont pas toujours aussi directement identifiables. Prenons comme exemple les cinq cavaliers passants conservés sur le mur méridional de la nef de l’église de Saint-Jacques-des-Guérets dans le Vendômois et vraisemblablement réalisés au milieu du XIIIe siècle (15). La lecture des armes de l’un des protagonistes aurait permis d’identifier au moins une famille de la région: les barons de Mortagne et d’Avoir. Une telle identification permettrait de justifier la présence de ces cavaliers soit comme une illustration des forces seigneuriales locales susceptibles de pouvoir veiller à la protection des biens ecclésiastiques, soit comme une évocation d’un départ de ces mêmes troupes pour une éventuelle croisade. Ainsi, sans toujours pouvoir avoir accès à l’exacte motivation d’une semblable repré- sentation, on peut arriver à en proposer une interprétation susceptible de justifier sa présence dans un édifice cultuel.
D’autres sujets figurent également indif- féremment dans les espaces cultuels et civils. Les scènes à caractère historique sont du nombre. On peut à nouveau citer, pour un édifice civil, les peintures de la tour de Pernes-les-Fontaines avec la célèbre représentation du pape Clément IV remettant à Charles d’Anjou la bulle d’investiture du royaume de Sicile (fig. 3), ou bien la scène de donation d’Amanieu d’Albret aux Hospitaliers, conservée sur le mur nord du chœur à chevet plat de l’église de Lugaut dans les Landes : une scène de donation représentant des religieux mais qui reste néanmoins une scène historique à caractère profane dans un espace cultuel.
Les sujets à caractère moralisateur sont aussi plébiscités dans l’une ou l’autre des catégories d’édifices. Le plus célèbre de ces thèmes est vraisemblablement celui de la Rencontre des trois morts et des trois vifs qui se développe certes sur les murs des édifices de culte, mais que l’on rencontre aussi dans des édifices civils comme le manoir normand de Vaux-sur-Seulles ou la tour de Longthorpe dans le Cambridgeshire en Angleterre ou bien encore dans des espaces conventuels, donc non voués au culte, comme dans l’ancienne infirmerie de l’abbaye du mont Saint-Michel ou dans l’ancien prieuré de Carennac (fig. 4), dans une pièce dont l’affectation n’a pu être déterminée avec précision (16).
d’Auvergne – d’or au gonfanon de gueules frangé de sinople – portées par l’un des belligérants, mais l’autre expose des armes – de gueules à la croix d’argent – trop communes pour pouvoir faire l’objet d’une identification sûre. L’interprétation iconographique reste donc équivoque. Quoi qu’il en soit, il convient de considérer ces représentations comme autant d’images à caractère symbolique faisant référence à une sorte de modèle de chevalerie universelle qui ne saurait se développer ailleurs que dans un espace civil.
La référence directe à une source littéraire témoigne de la même inclination. Qu’elle puisse être éclairée, comme par exemple le roman de Tristan mis en images au château de Saint-Floret en Auvergne (21), ou supposée, comme à la tour d’Arlet à Caussade où Le pas de Saladin, roman français du milieu du XIIIe siècle a pu être à la source de la représentation figurée (22).
On est ainsi en droit d’affirmer qu’au travers de ces iconographies spécifiques qui mettent en exergue les activités inhérentes à une catégorie de la société médiévale, la classe nobiliaire expose ses particularités. Cela peut être confirmé par des ensembles peints plus complets, comme celui de la tour Palmata de Gaillac (23), où l’on affiche les principales activités de la vie seigneuriale.
Ces décors peuvent donc être compris comme autant de revendication à une appartenance sociale, alors que précisément – comme l’a démontré Maurice Berthe (24) – la noblesse militaire urbaine perd progressivement à partir de 1200 ses prérogatives politiques et économiques au profit des marchands enrichis et des juristes. Ces derniers pouvaient également exposer leur position au sein de la société médiévale et il convient pour cela d’évoquer le décor mural de l’hostal des Carcassonne, étudié par Bernard Sournia et Jean-Louis Vayssettes (25), qui se compose d’une large composition ornementale agrémentée d’une frise historiée consacrée à l’histoire de saint Eustache, patron des drapiers: une référence directe aux activités de marchands des propriétaires, riches bourgeois montpelliérains.
Quelle que soit la catégorie de population concernée, la thématique iconographique développée dans les décors picturaux des édifices civils peut ainsi participer à la détermination sociale des commanditaires, au même titre que les caractéristiques du traitement architectural. Il ne faut cependant pas omettre de tenir également compte de l’ampleur et de la situation de la représentation picturale au sein du bâtiment pour lequel elle a été réalisée. En effet, le sujet illustré seul ne suffit pas à définir la classe sociale du commanditaire et la mise en œuvre dont il a bénéficié peut se révéler déterminante pour sa signification. Retenons pour éclairer cela l’exemple des peintures de la maison Muratet à Saint-Antonin-Noble-Val, où l’on conserve sur une modeste cloison en pans de bois, une étroite frise de cavaliers passants établie au-dessus d’une tenture feinte. Comparé aux cavaliers grandeur réelle de Moissac ou Teyssieu, ce décor a assurément une portée iconographique bien moindre et doit probablement être considéré comme relevant davantage de l’ornemental, à l’instar de certaines peintures d’entrevous offrant de petites compositions historiées mettant en scène des chevaliers comme celles de l’hôtel des Nèves, grands marchands montpelliérains. De simples sujets de décoration issus d’un répertoire d’origine nobiliaire qui pouvaient être considérés comme particulièrement flatteurs pour des bourgeois en quête de prestige et de reconnaissance sociale.
Une diversité thématique enrichie
Les décors peints des édifices civils aujourd’hui à notre disposition nous propose une variété thématique qui paraît devoir s’accroître vers la fin du Moyen Âge. Ce constat, circonscrit pour l’heure au Midi languedocien, n’est bien sûr que provisoire et à considérer avec prudence au regard de l’état fragmentaire de certains des décors concernés, mais mérite tout de même d’être évoqué.
La première observation concerne la relative diminution des sujets à caractère chevaleresque: ils ne composent plus la majorité du corpus iconographique comme dans la première production gothique des XIIIe et XIVe siècles. Ils n’ont néanmoins pas disparu et le plus bel exemple de cette pérennité thématique est assurément l’ensemble des peintures de l’ancienne aula du château de Bioule dans le sud du Quercy (26). Cette vaste salle conserve sur ces murs une décoration picturale organisée comme une vaste tenture feinte composée de quatre pièces de tapisserie portant chacune deux représentations de cavaliers se faisant face et presque de taille réelle (fig. 6). Une neuvième figure complétait cet ensemble pictural consacré aux neuf preux, les héros païens, juifs et chrétiens, incarnant l’idéal chevaleresque. Ce thème des neuf preux était complété par une décoration à caractère héraldique destinée à louer la grandeur des Cardaillac, seigneurs de Bioule, et développée sur les murs de l’étage supérieur. Un tel déploiement iconographique témoigne assurément de la volonté des commanditaires de revendiquer leur appartenance à une chevalerie noble, une élite sociale et morale qui tend en cette fin du Moyen Âge à devenir mythique (27).
À côté d’un semblable sujet, exclusivement destiné à un public aristocratique soucieux d’exposer aux travers de ces allégories les vertus chevaleresques qu’il se doit d’incarner, on peut rencontrer, pour le même auditoire, des sujets plus anecdotiques. L’un des plus originaux est vraisemblablement l’illustration de l’offensive d’une troupe de rats sur un château occupé par des chats, figurant dans le grand escalier en vis, entre le rez-de-chaussée et le premier étage, du château de Vaillac, dans le canton quercinois de Payrac (fig. 7). Cette représentation de dimension moyenne et d’un style assez fruste, qui a donc bénéficié d’un emplacement plutôt inusité, a pour cadre un château hérissé de quatre tours couronnées de mâchicoulis et couvertes de toits en poivrière.
Le sommet de la grande tour centrale, simplement hérissée de merlons, est occupé par des chats, portant haches, arc et bannières et entourant un chat plus grand que les autres et couronné. D’autres chats sont visibles en plusieurs endroits de la scène, apparaissant derrière les fenêtres à meneaux qui ouvrent dans les différentes parties de l’édifice représenté. Celui-ci est assailli par des rats armés de haches qui ont jeté des échelles contre les murailles et parviennent à se hisser en haut des tours.
De semblables scènes de château assiégé sont assurément plus fréquentes dans les marges de manuscrits depuis le XIVe siècle que dans la peinture monumentale (28). On peut à titre d’exemple citer le Bréviaire de Renaud de Bar, daté des années 1302-1305 (29), qui présente dans l’une de ses marges un château fort habité par des lièvres et attaqué par des chiens (fig. 8).
Ce sujet, traité avec des animaux variés, a généralement une connotation courtoise: le château attaqué est alors la représentation métaphorique du cœur de l’être aimé qu’il faut parvenir à conquérir. Est-ce la signification qu’il convient de retenir pour notre représentation quercinoise ? Au regard de la réputation qui est faite au chat dans l’imaginaire du bas Moyen Âge, on est en droit d’y penser. En effet, le chat est considéré comme possédant une nature féminine, une référence misogyne à sa supposée cruauté ! Mais on pourrait aussi comprendre cette image comme une illustration moralisatrice destinée aux puissants afin de leur rappeler la précarité d’une souveraineté qui n’est jamais définitivement acquise et peut être sujette aux attaques des plus petits: une invitation conjuratoire à la tempérance et à la magnanimité pour le maître des lieux qui pouvait régulièrement réfléchir au bien fondé de sa fonction féodale en empruntant l’escalier de son château.
D’autres sujets de réflexion ont été mis en images, comme dans la maison dite des gardes de Capdenac-le- Haut, près de Figeac, où l’on conserve un fragment pictural de deux mètres carrés environ qui, en dépit de ses dimensions réduites, a pu être interprété (fig. 9). Cette portion de décor comporte un fond végétal d’un gris bleuté très foncé se détachant sur un aplat rouge. Les frondaisons sont composées de longues feuilles lobées et de folioles plus petites en forme de cœur dont les tiges sont scandées de brins souples secondaires.
Des fruits grenus sont également accrochés aux branches dans lesquels sautillent deux singes disposés face à face. Un seul est intégralement visible et l’on peut voir qu’il tient une ceinture à laquelle est attachée une aumônière ornée de glands de passementerie. L’autre animal, dont on ne voit que la tête et une patte agrippée à une branche, porte quant à lui un panier. Cette composition, bien que très fragmentaire, correspond à une représentation figurant sur un vase en argent émaillé daté du deuxième quart du XVe siècle, provenant de Bourgogne et conservé aux Cloisters de New York (30) et qui présente des singes voleurs dans de la verdure (fig. 10). Le décor de ce vase permet de comprendre l’organisation supposée du décor peint quercinois. On peut en effet voir au bas de l’objet un personnage allongé, détroussé par des singes qui, une fois leur forfait réalisé, s’échappent avec leur butin en grimpant aux branches de la composition végétale qui couvre intégralement le vase.
Si les représentations de singes sont très prisées au Moyen Âge, particulièrement dans les marges de manuscrits à partir du XIVe siècle – on peut en dénombrer soixante dans les marges des Heures de Marie de Bourgogne ! – le thème du colporteur détroussé par une bande de singes est en revanche plus original. L’origine de ce sujet reste à déterminer précisément, mais on peut vraisemblablement y voir l’illustration d’un fabliau populaire – celui du mercier détroussé – dans la veine moraliste de la fin du Moyen Âge, qui aurait eu pour message principal la vacuité de l’attachement aux biens matériels, qu’ils aient été bien ou mal acquis, parce qu’ils sont de toutes façons destinés à disparaître.
En contrepartie de ces thèmes prêtant à réflexion, on conserve un autre fragment pictural dans la maison dite de la Taverne à Caussade dont le sujet pourrait bien illustrer l’existence de thèmes iconographi- ques plus superficiels dans la décoration picturale des demeures du bas Moyen Âge.
Ce témoin pictural d’une grande modestie – deux mètres carrés de peinture sur le mur nord de la grande salle du premier étage – mérite notre intérêt précisément en raison de son originalité thématique et de son traitement monumental.On peut en effet y voir en taille réelle la figure d’un fou masqué, coiffé d’un bonnet phrygien (fig. 11). Il est vêtu d’un surcot très ajusté, mi-parti rouge et jaune, dont le plastron est strié sur tout sa hauteur de hachures parallèles signifiant les coutures. Le corset est, selon l’usage, très ajusté à la taille et porté sur des chausses collantes. La manche de son habit est agrémentée d’un gros grelot cousu à hauteur du coude et il semble agiter une sorte de crécelle. Cette figure était accompagnée d’une inscription dont on ne distingue plus que quelques traces qui ne permettent aucune lecture.
Cette unique figure appartenait à une composition d’ensemble qui bien sûr nous échappe mais pour laquelle on peut toutefois formuler certaines hypothèses. On peut ainsi proposer que ce fragment puisse relever d’une représentation à caractère carnavalesque, comme celle conservée sur les murs de la salle principale d’un manoir de Lignières dans le Berry, illustrant un poème de Pierre Gringore dans lequel sont mis en scène « le prince des sots » et « la sotte demoiselle », entraînés par des fous dans une joyeuse ronde (31). Une évocation figurée plus directement en rapport avec certaines des activités du maître de maison pourrait aussi être avancée. On sait en effet que certaines compagnies ou confréries urbaines – qui tendent à se multiplier à partir des années 1300 – organisent fêtes et parades, toutes plus folles les unes que les autres, qui sont autant d’occasions d’exposer leur force et leur prestige social (32). On pourrait dès lors envisager que le commanditaire des peintures de Caussade ait été un membre éminent d’une telle confrérie et qu’il ait pu vouloir faire représenter une semblable célébration. Cela reste néanmoins une simple hypothèse car aucune mention de l’existence d’une confrérie à Caussade à la fin du Moyen Âge n’a pu être portée à notre connaissance.
Une figure de fou a également été révélée dans la décoration picturale de la maison Belluix à Morlanne dans le Béarn, sans que l’on puisse déterminer le programme iconographique d’ensemble dans lequel elle s’inscri- vait (33). La représentation de Caussade n’est donc pas totalement isolée et, quelque puisse être la teneur iconographique exacte de la décoration picturale à laquelle elle participait, cette peinture témoigne de la diversité thématique que l’on est susceptible de rencontrer dans les peintures murales des demeures à la fin du Moyen Âge.
Au terme de cet exposé, s’il convient de garder à l’esprit qu’au final les sujets historiés ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de la décoration picturale des maisons médiévales, il appartient également d’insister sur leur réelle valeur significative. Les thèmes retenus dans les peintures des espaces civils, aussi variés soient-ils et même s’ils ne sont qu’un mince échantillon de ceux qui pouvaient exister, apparaissent comme systématiquement pourvus d’une authentique portée iconographique. Un signifié des images qui ne nous est pas toujours accessible à la première lecture mais qui illustre de manière particulièrement éloquente la fonction didactique inhérente à la peinture murale médiévale historiée, qu’elle ait été conçue pour rappeler les préceptes du dogme catholique dans un espace cultuel ou pour afficher la qualité sociale du propriétaire d’une maison particulière.