Après les grands ouvrages fondamentaux produits par l’érudition du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, portant sur de grandes villes – Paris (1), Beauvais (2), Toulouse (3), Lyon (4), Marseille (5) –, plusieurs travaux, conduits au cours des deux dernières décennies, ont ouvert la voie à un renouvellement des études du parcellaire urbain et des règles de voisinage, aux périodes médiévale et moderne. De telles études se présentent souvent comme une tâche longue et ardue, du fait de l’extrême émiettement de la documentation en une myriade d’actes privés, dont la teneur paraît en général malaisément applicable à une réalité urbaine dont la morphologie peut avoir subi d’importantes modifications. Pour difficile qu’il soit, l’exercice s’est révélé productif concernant des ensembles urbains richement documentés comme Paris (6), Tours (7) ou Dijon (8), sans permettre cependant d’appréhender les périodes antérieures au XVe siècle. Exemplaires d’une approche renouvelée, quelques études combinant examen des textes et expertise archéologique, aussi bien du sous-sol que des élévations, ont fait la preuve de leur pertinence (9).
À Grenoble, au cours des vingt dernières années, quelques avancées ont été produites dans la connaissance de certains aspects de l’habitat urbain médiéval. À la différence des travaux cités précédemment, ceux conduits à Grenoble ne se sont pas nourris de la matière qu’aurait pu fournir un récolement systématique des données contenues dans les archives notariales des XIVe et XVe siècles. Un tel travail n’a jamais été entrepris, du moins dans l’optique qui nous intéresse ici (10). En revanche de nombreuses observations archéologiques ont été réalisées, dans des conditions inégalement favorables et toujours difficiles, à la faveur de travaux lourds de réhabilitation
d’immeubles, la plupart conduits par les services municipaux d’urbanisme (11). Les résultats obtenus nous conduisent à considérer aujourd’hui que la trame bâtie de la ville ancienne, telle qu’elle est presque partout parvenue jusqu’à nous, a dû être mise en place dès le XIIIe siècle, période rarement documentée par les textes pour ce qui regarde la morphologie de l’habitat. Cette trame est celle que dessinent les murs pignons longitudinaux, séparateurs des parcelles, qui, à la différence des façades maintes fois reconstruites, voire déplacées, constituent le système porteur de tout le bâti. Partout où les parois intérieures ont pu être examinées, il s’est révélé que ces murs étaient presque toujours conservés dans leur substance du XIIIe ou du XIVe siècle (12).
Il serait imprudent, toutefois, de considérer que les informations ainsi recueillies valent pour l’ensemble de la ville médiévale : conséquence d’une programmation des travaux liée à l’urgence et non aux problématiques historiques, seuls des espaces de faubourgs, créés au cours des XIe et XIIe siècles, ont pu faire l’objet de cette approche archéologique. Formés de part et d’autre d’anciennes voies d’accès à la ville close dans son enceinte du Bas-Empire, ces faubourgs – faubourg de l’Île, sur la rive gauche de l’Isère, faubourg Saint-Laurent, sur la rive droite (fig. 1) – présentent un découpage caractéristique, maintes fois décrit ailleurs, en parcelles longues et étroites, perpendiculaires à l’axe de la rue. L’organisation plus complexe des îlots jadis intra-muros échappe encore aujourd’hui à toute appréhension archéologique.
À défaut de connaissance des règles et usages qui prévalaient à Grenoble en matière de construction, de mitoyenneté, d’occupation du sol, c’est la lecture archéologique des murs qui seule aujourd’hui peut permettre d’entrevoir les dynamiques à l’œuvre au cours du Moyen Âge, qui ont façonné la morphologie du tissu bâti.
La présente étude tente, à partir de quelques cas concrets, de mettre en évidence diverses formes du processus de densification et de transformation et s’efforce de proposer des hypothèses de restitution des états les plus anciens.
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Un mur : deux maisons
L’immeuble sis au n° 95 de la rue Saint-Laurent, quoique très incomplètement étudié, nous fournira la matière à un exposé des principales problématiques et à une première mise à l’épreuve de la méthode. Là, c’est un seul mur pignon qui a pu être observé, sur la hauteur des actuels 1er et 2e étages (fig. 2). On y lit les traces de deux états successifs, le second ayant consisté en la surélévation du bâtiment de la hauteur d’un étage. La paroi examinée était une paroi intérieure, comme l’indiquent, au 1er étage, l’existence d’un placard aménagé dès la construction du gros œuvre et celle, aux 1er et 2e étages, de niches d’éclairage au couvrement caractéristique en bâtière. Le sommet des deux pignons successifs était, dès l’origine, ouvert sur toute la hauteur du comble d’une baie, largement ébrasée vers l’intérieur. À première lecture, chacun de ces deux états successifs a connu une modification de toiture, consistant en une surélévation d’un peu plus de 30 cm pour le 1er étage, environ 85 cm pour le second.
Ces surélévations se sont accompagnées chaque fois d’une condamnation de la baie qui éclairait le comble.
La pertinence de ces transformations, qui ne représentent qu’un très médiocre gain de hauteur, paraît pour le moins douteuse, si l’on ne prend garde au
fait que ce mur pignon est aussi, aujourd’hui encore comme par le passé, un mur mitoyen. Les maçonneries qui surmontent le premier et le deuxième pignon et obstruent (13) les fenêtres qui s’y ouvraient n’ont pas été réalisées pour surélever la maison que nous considérons ici, mais pour augmenter la hauteur de la maison voisine. Il apparaît, en effet, que l’usage fut constant au Moyen Âge d’utiliser pour la construction d’une maison les murs déjà existants sur les parcelles voisines, quitte à aveugler, ce faisant, les ouvertures qui pouvaient éventuellement s’y trouver. Les exemples que nous montrerons plus loin le confirment à l’envi.
De ce qui précède, il ressort que par l’examen d’une seule paroi, sur une seule de ses faces, on peut entrevoir un processus d’évolution de l’habitat sur deux parcelles contiguës. Dans le cas du n° 95, on peut considérer avec certitude que l’état reconnaissable le plus ancien est celui d’une maison d’un étage, accostée au nord, soit d’un espace vide, soit d’une maison d’un seul niveau. Cette seconde maison (à l’emplacement de l’actuel n° 93) fut par la suite pourvue d’un étage, puis d’un second, après que sa voisine en eut elle-même reçu. Ce processus de densification verticale s’est combiné ici avec des modifications du mode d’occupation horizontal. La porte percée, au cours du XIVe siècle probablement, au 1er étage, paraît indiquer soit que les deux bâtiments, soit que le premier étage de ceux-ci ont été réunis aux mains d’un même propriétaire. Il est un point que l’archéologie ne peut établir: la chronologie relative des épisodes résultant respectivement de ces deux processus.
Occupation du sol, densification, mitoyenneté, toutes ces questions que l’examen du n° 95, rue Saint-Laurent a donné l’occasion d’aborder, sont au cœur de la réflexion qui s’impose pour comprendre la genèse, le fonctionnement et l’évolution du parcellaire urbain.
Intérieur-extérieur ; avant-arrière ; cours et passages
L’étude archéologique conduite dans l’immeuble n° 69, rue Saint-Laurent a fourni une très abondante matière à cette réflexion. Une matière complexe de surcroît, car à la différence du n° 95 de la même rue, cet immeuble a révélé des élévations maintes fois remaniées, d’une lecture souvent ardue. Sous le n° 69, sont réunies aujourd’hui deux unités d’habitation, dont l’organisation et les distributions ont été mises en place dans la première moitié du XVIIe siècle, les façades sur rue, enfin, reculées au début du XIXe siècle. Le nettoyage complet de très importantes surfaces murales (fig. 3) a mis rapidement en évidence que les longs murs pignons étaient conservés pour l’essentiel dans leur substance médiévale et témoignaient d’une organisation très différente de l’espace et des circulations.
Parmi les vestiges les plus anciens repérés, ceux apparus dans l’élévation A vont retenir d’abord notre attention (fig. 4, phase 1). Ils présentent des maçonneries peu régulières de moellons de calcaire, de toutes dimensions, combinées à un appareil très soigné de briques, utilisé pour l’encadrement d’une porte au rez-de-chaussée et pour celui d’une grande niche de rangement placée à la hauteur d’un 1er étage. Porte et niche apparaissent sur ce qui était la paroi interne d’une maison, paroi qui, aujourd’hui, donne sur un espace de cour intérieure. Associés à des restes très ténus, apparus au rez-de-chaussée de l’élévation E (fig. 7, phase 1), ces vestiges autorisent la restitution approximative d’une maison de plan rectangulaire allongé, pourvue d’un étage (maison I), placée en net recul par rapport au front de rue (fig. 5). D’autres exemples d’une telle implantation, à Grenoble et dans d’autres villes, ont conduit à supposer qu’elle pouvait être caractéristique des plus anciennes phases d’occupation du parcellaire (14). C’est apparemment le cas au n° 69 de la rue Saint-Laurent.
La porte d’entrée latérale dans la maison I, dont piédroits et feuillure étaient bien conservés, suggère l’existence d’un couloir d’entrée depuis la rue, voire d’un véritable passage à ciel ouvert. La seconde hypothèse paraît avoir trouvé confirmation dans le fait que l’élévation en vis à vis au nord de celle que nous venons de décrire (élévation I) était originellement une paroi externe. De fait, l’étude a montré que l’espace compris entre les deux murs n’a été bâti, ou plutôt couvert et planchéié, qu’au XVIIe siècle.
La paroi I (fig. 6) est donc l’élévation externe de bâtiments construits sur l’emprise au sol de l’actuel n° 67.
Nous parlons de plusieurs bâtiments, car des chaînes d’angle verticales témoignent de deux agrandissements successifs vers l’arrière, à partir d’un corps d’habitation primitif à un étage (maison II), construit en front de rue (fig. 5). Celui-ci a été surélevé par deux fois, d’une hauteur d’environ 1,40 m, permettant de transformer une simple soupente d’abord en comble aménageable, puis en véritable étage plafonné. Le premier bâtiment arrière, couvert en appentis (phase 2), a suivi la même évolution mais avec un décalage chronologique, qui explique le prolongement en hauteur de la chaîne d’angle arrière du premier bâtiment dans les phases 4 et 5 (fig. 8 à 11). À défaut de témoins fiables, la toiture en appentis donnée, dans la restitution, au deuxième bâtiment arrière est
purement conjecturale.
Si rien ne permet de se représenter les systèmes d’accès de la maison II primitive, ce qui apparaît dans l’élévation I du premier bâtiment arrière fournit matière à une hypothèse de restitution. Les deux niches à lampe ménagées dans la paroi, au rez-de-chaussée et surtout à l’étage, s’expliquent difficilement s’agissant d’une façade.
Disposées sur une ligne oblique et associées à une arête verticale soigneusement appareillée en briques, elle-même accostée d’une importante lacune comblée de maçonneries informes, elles peuvent se lire comme la trace d’un dispositif d’accès à l’étage, depuis la ruelle séparant la maison II de la maison I : une volée d’escalier permettant d’avoir accès à la niche à lampe la plus haute et conduisant à une porte dont le montant de droite est seul conservé.
Ce dispositif est le premier du genre que l’archéologie ait permis d’entrevoir à Grenoble. D’autres, par la suite, ont pu être, sinon en toute certitude restitués, au moins raisonnablement supposés.
L’existence d’un troisième bâtiment (maison III) est révélée par la lecture de l’élévation E (fig. 7). Comme dans le cas de l’élévation I, il s’agit de la paroi externe d’un pignon de maison, établie sur l’emprise de l’actuel n° 71. La maçonnerie, semblable à celle des maisons I et II, combine moellons de calcaire et, dans les parties hautes, un appareil plus régulier de briques, qui caractérise aussi la souche de cheminée rectangulaire couronnant le pignon. Les dimensions restituées de cette maison, calquées sur l’actuel parcellaire, ne sont qu’hypothétiques.
Les phases d’évolution dont il va être fait état désormais voient la disparition de la maison I, dont seul le mur nord est en grande partie conservé, au profit de deux bâtiments, l’un en front de rue, l’autre en fond de parcelle, séparés par une cour intérieure (maisons IVa et IVb). Les caractéristiques de la maçonnerie et la forme des ouvertures invitent à placer ces transformations dans le courant du XIVe siècle. Il est probable que le bâtiment sur rue avait la profondeur qui est encore la sienne aujourd’hui, même si, dans son état actuel, sa façade sur cour ne conserve rien d’antérieur à la fin du XVe siècle. Ce que l’on sait de l’état au XIVe siècle est entièrement fourni par
l’élévation E (fig. 7, phase 3). Construit en appui contre la maison III, dont il utilise le pignon nord, ce bâtiment comprend un étage. Dans la hauteur de cet étage, le mur de la maison III a été profondément creusé pour aménager un placard. La hauteur du nouveau bâtiment étant légèrement supérieure à celle de la maison III, la cheminée de celle-ci s’en trouve condamnée. Plus profonde également que la maison III, la maison IVa peut prendre jour au sud, sur un espace de cour, comme le montre une fenêtre ouverte en rez-de-chaussée (fig. 12 et 13).
C’est encore au cours du XIVe siècle que le bâtiment sur rue est surélevé d’un 2e étage, surmonté d’un comble spacieux, lui-même éclairé par une petite fenêtre rectangulaire (phase 4).
Le bâtiment arrière (maison IVb) est le plus complètement étudié et aussi le mieux conservé.Une porte préservée dans son état premier, en rez-de-cour, prouve que la façade est à son emplacement d’origine. L’élévation A (fig. 4, phase 2) et l’élévation C (fig. 12, phases 1 et 2), permettent une restitution précise de ce bâtiment, dont l’étage était pourvu dès l’origine d’une cheminée au nord et, par la suite, d’une seconde au sud, dont la mise en place a entraîné
l’obturation d’une petite baie qui éclairait le comble. Deux autres baies, dans la même paroi, donnaient du jour à l’étage, ce qui montre qu’au XIVe siècle l’espace situé à l’arrière de la maison III restait non bâti ou n’était occupé que par une maison d’un seul niveau (fig. 13 et 14). Vers la fin du XVe siècle, le corps de maison IVb est prolongé vers l’arrière, en direction de l’Isère, et pourvu d’un étage supplémentaire (fig. 12, phase 3). C’est à cette époque qu’est mis en place, couvrant tout le 1er étage agrandi, un beau plafond à caissons moulurés, encore préservé (fig. 15). Aucun témoin, malheureusement, n’a été reconnu du système d’accès aux étages.
De l’étude du n° 69 de la rue Saint-Laurent, des certitudes ont été néanmoins acquises. Il est établi que d’un bâtiment en recul par rapport à la rue et encadré de deux maisons en bordure de celle-ci, celle du nord étant séparée par une ruelle – disposition décalée, permettant l’ouverture de jours latéraux –, on est passé, par développements
successifs, aussi bien vers l’arrière (maison II) que vers la rue (maison I à maison IV), et surélévations répétées, à une densité de construction qui, au XVe siècle, laisse peu de vide (fig. 16) et qui culminera au XVIIe siècle avec l’absorption dans le tissu bâti de la ruelle séparant les maisons I et II.
Densification
L’immeuble sis au n° 13 de la rue Chenoise a permis l’observation de données très détaillées sur les plus anciens témoins conservés de l’occupation du faubourg de l’Île, dont l’existence est attestée par les textes dès les années 1140 (15). En bordure sud de la rue, l’immeuble appartient à cette partie du tissu urbain aggloméré de part et d’autre du puissant ouvrage qu’était l’enceinte du Bas-Empire. Complètement absorbé dans les maisons d’habitation, celui-ci constitue comme l’épine dorsale de l’îlot sud de l’ancien faubourg (fig. 17). À l’intérieur de l’actuel n° 13, il subsiste encore en élévation, générant une différence de hauteur d’un demi-étage entre le bâtiment arrière, surélevé, et le bâtiment avant.
C’est assurément du XIIIe siècle qu’il faut dater les plus anciens vestiges conservés, qui apparaissent dans les élévations A et B, étudiées dans la hauteur des actuels 1er à 4e étages. Ces élévations étaient l’une et l’autre, à l’origine, des parois extérieures. Avec encore des restes très nets des anciens profils de toitures (fig. 18 et 19), elles permettent la restitution de deux maisons, séparées probablement par un espace laissé libre au pied de l’ancien mur d’enceinte.
La première, sur rue, comportait dès l’origine trois étages, la seconde, sur l’arrière, deux, surmontés d’un comble. La grande hauteur de ces maisons du XIIIe siècle et le bel appareil régulier de briques que présentent leurs murs, très différent de celui observé dans le quartier Saint-Laurent, témoignent du niveau de vie élevé que connaissait cette partie de la ville (16). Plusieurs indices sûrs montrent que ces façades latérales donnaient, à l’origine, sur des espaces non bâtis.
L’élévation A montre que le 3e étage de la maison sur rue prenait le jour du côté de l’actuel n° 13, par une fenêtre, dont la désobstruction partielle a permis de constater le large ébrasement interne. Plus bas, dans la hauteur des actuels 1er et 2e étages, de nombreuses altérations et des percements modernes ont brouillé l’ordonnance initiale. On reconnaît cependant, ménagées dans l’appareil primitif, au 1er et au 2e étage, deux niches à lampe placées sur une ligne oblique, accostées de percements récents. Si l’on admet que ces percements peuvent avoir remplacé des portes plus anciennes, il est possible de restituer un système d’escalier extérieur ancré dans la façade, reliant 1er et 2e étages et dont la pente correspond à la position des deux niches. Une troisième niche d’éclairage, près de l’extrémité sud au 2e étage, et les lacunes de l’appareil médiéval suggèrent la restitution d’un semblable dispositif entre 2e et 3e étages.
Quant à la maison arrière, les relevés de l’élévation B montrent qu’elle était éclairée du côté est (actuel n° 13), par une baie à chacun de ses étages et au niveau du comble (fig. 20).
Il semblerait que très tôt, peut-être dans le courant du XIIIe siècle, un bâtiment ait été accolé à l’est de la maison sur rue. En témoignent des reprises de maçonnerie de brique, aux 1er et 2e étages (fig. 17, phase 2). Celle du 1er étage inclut une grande niche murale ou placard, qui atteste la nouvelle fonction de paroi intérieure. En l’absence de données concernant ses dimensions précises au sol et sa hauteur, la restitution que nous proposons de cette nouvelle maison est purement théorique (fig. 21).
En revanche, les dispositions de l’habitation construite au XIVe siècle, en appui contre la maison arrière du XIIIe siècle, dans un espace jusque-là resté libre, sont documentées par deux élévations complètes, C et D, qui ont été dûment relevées (fig. 22). Grâce à elles peut être restitué un bâtiment de deux étages, couvert d’un toit à une pente. La construction, dans laquelle la brique est largement majoritaire, apparaît assez soignée, en dépit d’une réelle minceur des murs et d’une extrême simplicité des ouvertures par lesquelles le bâtiment prenait jour sur l’arrière et vers l’est. L’élévation D montre, en particulier, les deux séries de réservations régulières correspondant à l’encastrement des poutres des planchers primitifs, lesquelles contrastent avec les défoncements grossiers opérés
pour le même usage dans le mur, en vis à vis, de la maison voisine (élévation B, fig. 19), antérieure de plusieurs décennies, probablement. Avec des hauteurs sous plafond n’excédant guère 2,50 m, la maison du XIVe siècle (fig. 23), plutôt modeste, n’était pas dépourvue d’un minimum de confort, comme en témoignent deux conduits de fumée (un pour chaque étage), prolongés des restes de souches de cheminées.
Les données recueillies au n° 13 de la rue Chenoise rendent compte d’un phénomène de multiplication des constructions en cœur d’îlot, au XIVe siècle (probablement la première moitié), au détriment des espaces restés non bâtis, dans un quartier urbanisé dès le XIIe siècle et au bâti déjà dense au XIIIe. Il est probable qu’ici l’approche archéologique des élévations conservées ne peut permettre de saisir les formes les plus anciennes de l’organisation parcellaire, non plus que les modes primitifs de son occupation.
Le parcellaire « fossilisé » ?
C’est dans le quartier Saint-Laurent, aux n° 44 et 46, que nous tenterons cet exercice. Les deux immeubles couvrent aujourd’hui une superficie de quelque 275 m2, entièrement bâtie, à l’exception d’un espace rectangulaire de 5 m sur 6 m formant cour sur l’arrière (fig. 24).
Le premier de ces bâtiments, au n° 44,large d’à peine 5 m hors œuvre, occupe toute la longueur de la parcelle. Pour leur plus grande part, ses élévations internes ont pu être observées et relevées. Du n° 46, aussi profond mais trois fois plus large, seule la partie arrière, au rez-de-chaussée et au 1er étage, a été étudiée. En dépit de cette inégalité d’approche, un schéma général de l’évolution de l’ensemble bâti peut être esquissé.
Les témoins les plus anciens reconnus dans l’élévation intérieure nord, la mieux préservée (fig. 25), concernent non pas la parcelle occupée par l’actuel n° 44, mais celle, voisine, correspondant au n° 42. Les vestiges sont ceux de l’élévation externe d’une habitation de très petites dimensions – moins de 6 m de profondeur – construite sur un seul niveau, puis agrandie sur l’arrière pour atteindre un peu plus de 8 m (phases 1 et 2). Dans ce deuxième état, la maison prenait jour au niveau du comble du côté du n° 44 (17).
Nous croyons devoir placer cette construction et sa transformation dans le courant du XIIIe siècle.
La troisième phase lisible dans l’élévation nord correspond à la mise en place, au XIVe siècle, d’un bâtiment d’un étage, à l’emplacement de l’actuel n° 44.
Deux niches murales au 1er étage, une troisième au niveau du comble montrent que ces maçonneries de la phase 3 constituent une élévation intérieure.
La maison du XIVe siècle était limitée à l’arrière sur le même plan que l’actuel mur de refend qui, dans son état présent, est le produit d’une reconstruction quasi totale de la période moderne (18).
La partie arrière du n° 46 a englobé le pignon est d’une maison plus ancienne, dont l’appareil très régulier de grandes briques signale à n’en pas douter une construction du XIIIe siècle (fig. 26, phase 1). La pente du toit de cette maison d’un seul niveau se lit nettement sous les maçonneries plus grossières du
corps de bâtiment qui s’y est adossé dans le courant du XIVe siècle (phase 2). Ce bâtiment comportait au moins un étage. Il était composé à chaque niveau de deux volumes séparés par un mur de refend. Si seul le volume arrière a pu en être étudié, on connaît la porte qui, au 1er étage, faisait communiquer les deux pièces.
Les murs du rez-de-chaussée ont été presque entièrement repris en sous-œuvre dans les années 1500, puis à la période moderne, de sorte que les vestiges des élévations du XIVe siècle subsistent, comme suspendus, au 1er étage. Dans le mur nord, qui donne sur la cour intérieure, ne s’est conservé qu’un mince lambeau de maçonnerie de cette période (fig. 27, phase 1). Dans ce lambeau, sont préservés les restes d’un piédroit de porte et deux claveaux de l’arc segmentaire qui formait le couvrement de l’embrasure. Il est probable qu’au XIVe siècle, comme c’était encore le cas à la fin du XVe siècle où une large croisée y prenait le jour, ce mur nord venait déjà en façade sur une cour. Une porte d’étage donnant sur l’extérieur peut être une porte de latrines. Dans le cas présent, cette interprétation est des moins plausibles: on conçoit mal que les écoulements aient été reçus dans la cour intérieure (19). En revanche, la porte peut être regardée avec bien plus de vraisemblance comme l’accès à l’étage de la maison, depuis la cour, au moyen d’une volée d’escalier. Les restitutions que nous proposons (fig. 28 et 29) rendent compte des principales phases identifiées: les plus anciennes maisons reconnues (I et II), en place depuis le XIIIe siècle, et celles (III et IV) qui ont été élevées en appui contre les premières, au cours du XIVe siècle. L’élévation B-C (fig. 25, phase 4) inclut les vestiges fort bien conservés d’un 2e étage surmonté d’un comble, rajoutés à la maison III, qui prenaient jour par des fenêtres largement ébrasées, au-dessus du toit de la maison II. Les caractères de la maçonnerie ainsi qu’une niche à lampe couverte en bâtière indiquent que ces transformations ont été réalisées au XIVe siècle encore. Peut-on pousser plus loin les restitutions et surtout tenter de saisir des étapes d’évolution dont les élévations n’auraient pas gardé trace ?
Si l’on en revient aux données archéologiques les plus anciennes reconnues – ce qui peut être reconstitué des dispositions des maisons I (20) et II –, l’image obtenue est celle d’un tissu trop lâche et inorganisé pour être plausible (fig. 30). Dans le vide régnant entre les deux maisons, une aire sensiblement carrée d’environ 18 m de côté, le tracé au sol des murs existant encore actuellement retient l’attention. Parmi les murs perpendiculaires à la rue, celui où a été relevée l’élévation J occupe une position strictement médiane. De même, un autre mur, transversal au premier, s’observe dans la partie nord (non étudiée) du n° 46, aligné sur le mur arrière de la maison II. Ce mur est exactement à mi-distance entre le front de rue et la limite arrière générée par la maison I. Ainsi, le
grand carré de 18 m de côté apparaît-il traversé par des axes qui le divisent en quatre carrés égaux.
On se souvient que la maison II prenait jour, à l’origine, du côté sud, ce qui postule que l’espace contigu de ce côté était libre de construction. De même le pignon est de la maison I était dégagé, avant que n’y soit accolée la maison IV. Il est, du coup, fortement probable qu’initialement, sur les deux carrés restants, aient existé des maisons, maisons que nous appellerons A et B. Ainsi en vient-on à restituer un découpage primitif en parcelles larges de quelque 9 m, profondes du double et construites sur la moitié de leur surface (fig. 31). Le positionnement décalé de ces maisons dans la profondeur de la parcelle, en quinconce, permet de multiplier les ouvertures d’éclairement.
Si l’on tient pour valide cette restitution hypothétique, la suite des évolutions se comprend mieux : c’est d’une partition longitudinale de la parcelle jadis occupée par la maison B qu’est résultée, au XIVe siècle, la construction de la maison III. La position privilégiée de la maison IV, à un angle de rue, a dû lui conférer une plus grande valeur foncière. Sa construction sur une grande surface, grâce à l’annexion de la moitié de la parcelle voisine, donne la mesure des moyens de son riche propriétaire (fig. 32).
Au terme de l’exploration des quatre cas d’immeubles grenoblois, objets de cette étude, on se gardera de conclusions trop générales sur le fond. Sans doute a-t-on pu mettre en évidence diverses formes qu’a revêtues un processus partout vérifié de densification horizontale et verticale du bâti ; l’usage qui prévaut en toute circonstance du droit d’appuyer les nouvelles constructions sur celles déjà existantes ; et, dans un cas au moins, le soupçon de l’existence d’un parcellaire primitif rigoureusement réglé, que l’effet conjugué des pressions foncière et démographique, des hasards de successions, partages et ventes, dès les XIIIe et XIVe siècles, a parfois vigoureusement recomposé.
C’est davantage sur des questions de méthode que je croirais utile d’insister. J’admets volontiers qu’une part des hypothèses ou des conclusions exposées ici peut paraître reposer sur un argumentaire fragile ou incomplet.
Nul doute aussi qu’il conviendrait de croiser les données archéologiques et celles que pourrait fournir l’étude des textes – mais en est-il vraiment d’utilisables pour le XIIIe siècle et la première moitié du XIVe , période à laquelle remontent la plupart des vestiges observés ? Ces réserves faites, le principe de l’approche archéologique n’en demeure pas moins valide. Sa faiblesse résulte moins de la méthode suivie que du nombre trop limité encore d’observations effectuées. Ce qui pose la question de la représentativité des phénomènes identifiés. La voie que l’on peut et doit donc préconiser de suivre est celle d’une intensification des études préalables aux travaux de réhabilitation. Le potentiel est encore considérable mais ne cesse de s’éroder, au rythme toujours croissant des réfections, souvent radicales.
Or, en dépit de débuts prometteurs et fautes d’opérations diligentées, comme naguère, par le service public, la recherche à Grenoble, peu considérée par les opérateurs privés, est malheureusement, depuis environ trois ans, entrée en léthargie.