Dans plusieurs régions du sud-ouest de la France, ainsi dans l’Albigeois et le Lauragais, l’armature des lieux centraux, bourgs ruraux et petites villes, était aux XIIIe et XIVe siècles essentiellement constituée de bourgs castraux. La multiplication ces dernières décennies d’enquêtes régionales sur les bourgs castraux a conduit à un enrichissement connu de leur capacité à assumer une fonction organisatrice de l’espace économique, social et politique. Ils ont joué un rôle indiscutable et qui reste encore à apprécier plus finement dans la mobilité rurale et l’inurbamento des XIIe et XIIIe siècles. Tous, quel que fût leur degré de réussite, ont eu en commun un fait spécifiquement urbain, la genèse de formations sociales inconcevables dans un cadre purement rural. Le fait urbain est ici leur capacité à engendrer durablement des élites locales représentatives ailleurs des sociétés urbaines.
Plutôt que d’ergoter longuement sur les caractères de ces élites, il m’a paru que le mieux était de s’attacher à un exemple suffisamment représentatif. Pour passer du système à une réalité, j’ai cherché une agglomération que la documentation permette d’étudier d’assez près. J’ai fait le choix de focaliser mon analyse sur la petite ville médiévale de Lautrec, chef-lieu d’une vicomté de l’Albigeois, exemple simple et banal et en conséquence plus facilement généralisable, dans le but de proposer une étude de cas modélisé d’une de ces agglomérations urbaines immergée dans la vie rurale, l’objectif étant de confirmer ou d’infirmer le schéma théorique présenté lors des premières journées d’études sur la maison méridionale médiévale (1). Un schéma n’a de valeur que si on le confronte à la réalité.
Aucun bourg castral ne se prête mieux à une étude précise que celui de Lautrec. Mon choix a été dicté par l’existence d’une très riche documentation, notamment le précieux registre Domanial de Lautrec qui consigne les résultats de l’enquête effectuée en 1338-1339 pour le compte du roi de France, et de la magnifique thèse qu’en a tiré en 1981 Philippe Zalmen Ben Nathan, La vicomté de Lautrec aux XIIIe et XIVe siècles, thèse dont il faut regretter qu’elle soit demeurée inédite (2).
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Le bourg castral de Lautrec
Lautrec était à l’époque féodale un bourg castral. La désignation de bourg castral est réservée aux chefs-lieux de la châtellenie, dans le cas de Lautrec, le territoire de la vicomté. L’agglomération considérée est toujours liée à un château majeur et ancien, siège d’un pouvoir politique fort, dont le détenteur possédait les droits de ban et étendait à partir de là son autorité dans le plat pays sur un nombre élevé de paroisses (3). Le bourg castral s’est développé en même temps que s’installait et se stabilisait la seigneurie châtelaine, le plus souvent à partir du XIe siècle. Dans l’Albigeois et le Lauragais, les premières mentions de châteaux majeurs datent du XIe siècle ou du tout début du XIIe , vers 1020-1030 pour ceux d’Auriac, Lavaur, Saint-Félix, Dourgne, Roquefort, vers 1060-1075 pour ceux de Laurac ou Hautpoul, les premières années du XIIe siècle pour ceux de Castelnaudary et Puylaurens. Mais leur création est souvent antérieure à leur première mention dans les chartes. Il peut exister des exemples plus tardifs, comme Fanjeaux, mais dans tous les cas le développement de l’agglomération est lié à un pouvoir et à une volonté politique. C’est ce qui explique que l’on y rencontre toujours des organes d’encadrement, militaire, judiciaire, économique (péages, leudes, marché, foire, système de poids et mesures), religieux (prieuré, collégiale). Le bourg castral possède un certain nombre de traits particuliers et originaux. Il se différencie du simple village castral purement rural par ce qu’on pourrait appeler ses privilèges, le plus remarquable étant sa dotation en foires et marchés. Le seigneur escomptait en tirer un profit fiscal, par le gonflement du produit des tonlieux, mais aussi par les taxes qu’il prélevait sur les étaux et sur les bancs établis sur le lieu de marché. Il aspirait aussi à drainer au pied de son château le flux grandissant des échanges ruraux. C’est dans les bourgs castraux que nous rencontrons aux XIe -XIIe siècles les rares mentions d’artisans et de marchands, en dehors des anciennes cités et des bourgs monastiques, plus le groupe des agents de pouvoir châtelain ou foncier, sergents, prévôts, viguiers (4). Les bourgs castraux du XIe siècle et du début du XIIe , ceux de la première génération, sont nés plus ou moins spontanément, les initiatives seigneuriales se limitant d’une part à assurer la croissance de l’agglomération par la création d’un marché hebdomadaire et de foires et l’implantation d’un prieuré ou d’une collégiale, d’autre part à accroître l’étendue des territoires contrôlés par le bourg castral, son territoire propre et celui de la châtellenie. Les bourgs castraux de la seconde génération sont pratiquement tous des créations volontaires et planifiées. Apparus dans le second tiers du XIIe siècle en haut-Toulousain et bas-Quercy (Montauban, Saint-Nicolas-de-la-Grave, Castelsarrasin…), ils se multiplient ensuite au XIIIe siècle dans tout le sud-ouest (5). C’est le cas notamment dans l’Albigeois avec les créations de Cordes, Castelnau-de-Montmirail, Castelnau-de-Lévis ou Saint-Sulpice-la- Pointe… Ces bourgs castraux conservent les attributs et les fonctions du bourg castral traditionnel, mais ils privilégient désormais les activités marchandes (fig. 1). À la fois bourgs castraux et bourgs marchands, ils se différencient des bourgs de la première génération par la régularité de leur plan et la présence d’une place du marché. Ils ont été généralement dotés à leur fondation de territoires de plusieurs milliers d’hectares, 17 000 hectares à Montauban par exemple. Sur les cartes des communes actuelles, les bourgs castraux se distinguent généralement par la superficie de leur territoire, très supérieure à la moyenne (6). Gagnés eux aussi par la mue marchande, les anciens bourgs castraux se dotent au XIIIe siècle d’une place et accueillent de nouveaux quartiers planifiés. Lautrec représentait aux XIIe et XIIIe siècles l’archétype du bourg castral, et d’abord l’archétype morpho- logique et social. Le bourg castral méridional se présentait matériellement « à la fois comme l’opposition et la relation obligée entre l’univers de l’aristocratie, seigneurs et chevaliers, et celui des roturiers ». Il était la « traduction matérielle des rapports sociaux: au cœur du village ou en périphérie, plus ou moins perché, un noyau fortifié correspondait à la partie noble relevant de la sphère privée, le cinctus superior des textes, inclus dans l’enclos villageois proprement dit, à vocation collective » (7). La dualité morphologique était la transcription matérielle de la dualité des groupes et des rapports sociaux. L’agglomération de Lautrec était composée de deux parties distinctes mais complémentaires, le « cap del castel» ou fortalicium, forteresse qui rassemblait la motte des vicomtes et la basse-cour où résidaient les chevaliers, les «milites castri» ; en position subordonnée, «lo barri del castel», la ville proprement dite (8). Le quartier des chevaliers se situait au pied des murs du château, sur une terrasse en forme de croissant, longue de plus de cent mètres et large de quelque vingt-sept mètres. Là se trouvaient les demeures des chevaliers, surmontées de tours. La résidence vicomtale et les habitations des chevaliers comprises dans l’enceinte du « cap del castel» pouvaient facilement se couper de la ville. Le « cap del castel» était en effet séparé du reste de l’agglomération par une enceinte flanquée de tours et percée de trois portes, dont celle qui s’ouvrait sur la rue du château. La ville elle-même s’abritait à son tour derrière ses remparts.
Le périmètre de l’enceinte commune, barri et « cap del castel», atteignait mille cent mètres, la superficie totale intra muros étant de sept hectares. La ville était entourée de plusieurs faubourgs hors les murs. Dans l’agglomération, peuplée de marchands, d’artisans et de paysans, certains hôtels privés, bâtis en pierre, étaient munis d’une tour, la turris notamment, en 1338, du notable consulaire Raymond de Pratviel. Au centre de la ville se trouvait le Mercadial et sa halle. La topographie et la morphologie du bourg était la traduction de la hiérarchie politique et sociale, dans son acception à la fois fonctionnelle et symbolique; à la tête du bourg castral et au-dessus de l’agglomération, le «cap del castel», au pied de la forteresse, «lo barri del castel», étymologiquement, l’ensemble des faubourgs ou barris nés hors de l’enceinte fortifiée du château (9) (fig. 2). À cette répartition topographique correspondait la répartition sociale, d’un côté le groupe aristocratique dominant, le seigneur et ses chevaliers, de l’autre, le groupe subalterne des roturiers, les barrians, c’est-à-dire les habitants du barri. Cette double répartition morphologique et sociale était en place dès avant 1200, mais il faut attendre 1209 pour en avoir une mention textuelle. À cette date en effet, le vicomte Frotard III libère un de ses hommes de ses devoirs envers « el castel et els barris comu », avec l’assentiment « dels cavaillers del castel de Lautrec » et selon le conseil « dels barrias del castel» (10). Cette dualité demeura fonctionnelle jusqu’à la fin du XIIIe siècle. C’est ce qu’atteste dans
l’Albigeois, en plus du cas de Lautrec, celui du bourg castral de Castelnau-de-Lévis, près d’Albi, «castrum seu villam » fondé en 1235 par Sicard Alaman, membre de l’entourage de Raymond VII de Toulouse (11). Selon les termes utilisés par une charte de 1256, le castrum était composé de deux parties distinctes, le «cap del castel» et le «barri del castel». Comme à Lautrec, le «cap del castel» désignait «l’enceinte fortifiée du château, englobant non seulement les bâtiments mêmes du château mais aussi une vaste basse cour » où s’élevaient les habitations des chevaliers; le barri où résidaient les barrians correspondait à l’agglomération elle-même. Les termes sont très exactement ceux qu’utilisaient les chartes lautrécoises, mais ils concernent un castrum créé dans le second tiers du XIIIe siècle (12). La distinction sociale entre cavallers et barrians s’est très vite atténuée vers 1300 avant de disparaître. La vicomté de Lautrec est l’archétype même de la châtellenie dépendante d’un bourg castral. Dans son premier sens, le mot désigne un territoire sur lequel le maître d’une forteresse exerçait aux XIe , XIIe et XIIIe siècles son pouvoir de commandement, police et justice. À partir de la fin du XIIIe siècle et durant tout le bas Moyen Âge, le terme désigne une circonscription dans les limites de laquelle un officier royal ou seigneurial, dit châtelain, exerçait ses attributions, ce qu’était aux XIVe et XVe siècles la châtellenie de Lautrec. La maison de Lautrec a traversé la difficile époque de la croisade « albigeoise » sans grands dommages (13). L’unité institutionnelle de la vicomté s’est maintenue jusqu’au début du XIVe siècle, car seuls les droits vicomtaux ont été partagés entre les deux branches vicomtales, selon le mécanisme classique de la co-seigneurie. Mais son importance relative a décru à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe sous les coups portés par la monarchie française, notamment quand le représentant de la branche aînée a échangé en 1305 sa moitié de la vicomté avec Philippe le Bel, contre la vicomté de Caraman, favorisant de la sorte la colonisation de l’intérieur de la vicomté par la monarchie (14).
Selon le Domanial, la vicomté occupait un territoire de quelque 35 800 hectares (sans compter les territoires des seigneuries périphériques dépendantes, dispersées en de nombreuses mains) et était peuplée de 2 952 feux roturiers, auxquels il convient d’ajouter les gens d’Église, les nobles et tous les détenteurs de fiefs nobles francs, non inclus dans la liste des chefs de famille dénombrés. Le nombre réel dépassait sans doute les 3 000 feux (15). La ville et son propre territoire juridictionnel, le «district » de Lautrec, constituaient, au cœur de la vicomté, un territoire de près de 6 000 hectares – le territoire de la commune actuelle est de 5 464 hectares – et abritaient une population de plus de 1 404 feux, 983 feux dans l’agglomération, beaucoup plus peuplée que de nos jours – la population de la commune actuelle était en 1999 de 1 554 habitants –, et 421 feux dans les dix-huit villages et hameaux de son «district », peuplés de 2 à 67 feux, avec une moyenne de 23 feux par localité (16). Le reste de la vicomté comptait un peu plus de 1 548 feux répartis entre vingt-neuf villages et hameaux, avec des nombres de feux compris entre 6 et 168 et une moyenne de 53 feux – six villages comptaient de 100 à 168 feux. Pour l’ensemble de la vicomté, la répartition feux urbains/feux ruraux était de un tiers/deux tiers, 983 feux pour la ville de Lautrec et 1 969 feux pour ses campagnes.
Avec une population qui, en ajoutant les clercs et les nobles, dépassait sans doute les mille feux, le castrum de Lautrec était aussi l’archétype de la «petite ville », plus précisément de ce que l’on a pris parfois l’habitude d’appeler à la fin du XIIIe siècle la « ville champêtre », pour la distinguer de la «bonne ville » (17). «Champêtre », parce que son emprise était essentiellement locale et qu’elle entretenait les relations les plus étroites avec sa propre campagne, « ville », parce que son tissu relationnel s’étendait, au-delà des limites de son «district », à tout le territoire de la vicomté et aux seigneuries périphériques. Le Lautrécois constituait aux XIIIe et XIVe siècles un «pays » centré sur la ville de Lautrec. Le bourg castral régnait sur une contrée qui avait besoin de ses services et dont il vivait, sans laquelle il n’existerait pas lui-même. Lautrec avait autour d’elle, à sa discrétion, une large couronne de villages sous sa dépendance. Ce qui compte avant tout pour qualifier une ville, pour la jauger, c’est sa capacité de commandement et de domination, et l’espace où elle l’exerce. De la petite ville, Lautrec rassemblait tous les ingrédients habituel- lement retenus, administratif et judiciaire, avec la présence de consuls et d’agents des administrations vicomtale et royale, économique (foires et marchés) et religieux (existence au XIVe siècle de la collégiale Saint-Rémy et du couvent des Frères Mineurs), critères démographique, socio-culturel (présence d’élites «urbaines», milites, burgenses et juristes…), topographique et urbanistique (tissu et bâti urbain, bâtiments publics et demeures «urbaines»), une aire d’influence et d’attraction étendue, la participation aux assemblées représentatives du Languedoc et, au moins une fois, à une assemblée générale du royaume, à l’occasion de la réunion tenue à Tours en 1308 (18).
Les « élites urbaines » de Lautrec aux XIIIe et XIVe siècles
Les élites de Lautrec sont représentatives, dans leur composition et dans leur évolution, des élites du bourg castral et de la petite ville. La transformation du bourg castral en bourg castral marchand vers la fin du XIIe siècle, puis en petite ville dans le courant du XIIIe siècle, s’est accompagnée d’une lente mutation de ses élites, chevalerie urbaine d’abord, chevalerie urbaine et proceres marchands ensuite, proceres marchands et juristes enfin (19). Un acte royal émanant de la sénéchaussée de Carcassonne distingue expressément en 1306, aux côtés des habitants de Lautrec et du Lautrécois, deux catégories de notables, les nobiles et les proceres (20). Les nobiles et les proceres, voilà bien les élites de Lautrec, clairement identifiées depuis le début du XIIe siècle.
Milites et nobiles
Les «nobiles lautrici et Lautriguesii» composaient en 1338 un groupe de 54 nobles qui comprenait 4 représentants de la lignée des vicomtes, 5 chevaliers et 45 damoiseaux (21). Le Domanial se situe chronologiquement à la fin d’un cycle social, celui de la chevalerie castrale. La noblesse lautrécoise, noblesse castrale par fonction et majoritairement urbaine jusque vers le milieu du XIIIe siècle, s’est après cette date assez rapidement transformée en noblesse rurale. L’instauration du système féodal s’était accompagnée fin XIe et début XIIe de l’apparition d’une catégorie sociale nouvelle, les «milites castri», en occitan caballers, mentionnés dans les pays de l’Agout à Lavaur vers 1065, à Lombers en 1073 (22). Ces milites formaient un groupe social clairement déterminé et solidaire des seigneurs face à la paysannerie. Les premières mentions dans les sources lautrécoises datent de la période 1141-1176. Les chartes évoquent à diverses reprises, dans l’entourage des vicomtes, des homines et des milites qui les conseillent, approuvent les accords qu’ils négocient et forment leurs ambassades.
Plusieurs de ces milites appartiennent alors à des lignages que l’on retrouve dans les chartes des XIIIe et XIVe siècles (23). En 1209, une charte de Frotard III fait mention de six «cavaillers del castel» de Lautrec appelés aussi «homes de parage », chargés de représenter l’ensemble des «milites castri» de la vicomté (24). Combien étaient-ils au XIIe siècle ? Nous l’ignorons pour Lautrec, mais par des textes relatifs à d’autres bourgs castraux de la région nous savons qu’ils étaient nombreux. Autour de 1150, on en compte une dizaine à Puylaurens, et autant à Saint-Paul- Cap-de-Joux. À partir de la fin du XIIe siècle et durant toute la première moitié du XIIIe , les sources se font plus précises. Les bourgs castraux abritent désormais une petite noblesse nombreuse. Une cinquantaine de chevaliers vivaient à Lombers en 1203. Entre 1200 et 1240, l’aristocratie militaire de Puylaurens, seigneurs, châtelain et quelques 25 familles de chevaliers ont fourni 100 des 129 adhérents au catharisme. À Hautpoul, vers 1240, on dénombrait une trentaine de nobles dans le milieu des croyants cathares. Guillaume de Puylaurens évoque pour le castrum de Verfeil un groupe d’une centaine de milites (25). À Lautrec, il faut attendre le milieu du XIIIe siècle pour avoir une vision claire de l’aristocratie militaire. Une sentence arbitrale rendue à Lautrec en 1256 et qui fixait les droits respectifs des vicomtes et des chevaliers en matière de justice et de banalité, permet de dénombrer les milites du Lautrécois (26). Le conflit était né de la confiscation progressive par les vicomtes, au détriment des milites, de l’ensemble des profits de la seigneurie banale et de la baisse sensible des revenus de la petite aristocratie militaire. Le groupe était alors composé de 58 «homes de parage», désignés dans le texte par les termes de dominus, miles ou domicellus. Tous étaient associés au gouvernement vicomtal, les uns regroupés dans le quartier fortifié qui leur était réservé à Lautrec sous le château vicomtal, à la fois défenseurs-résidents du « cap del castel» et conseillers des vicomtes, les autres répartis sur l’ensemble du territoire de la châtellenie et détenteurs des forssas rurales, tous seigneurs de domaines tenus des vicomtes. L’organisation militaire de la vicomté reposait, depuis le XIIe siècle, sur les relations étroites entre la place forte castrale et les « forcie Lautriguesii », en occitan
«las forssas de Lautreguez», en tout une trentaine de points d’appui fortifiés, simples mottes ou roques castrales à l’origine, puis aux XIIIe et XIVe siècles, de petits castra sans structure duale, des tours ou des maisons fortes (27) (fig. 3). Le Domanial décrit dans ces termes ce système castral hiérarchisé : «de ipso vicecomitatu ac de pertinentiis dicti loci sui castri de Lautreco et infra dictos limites sunt et antiquitatus esse consueverunt loci et castre que vulgariter vocantur forcie Lautriguesii, cum omnibus pertinentiis, districtibus et territoriis» (28). Ces forssas constituaient soit des fiefs de la petite noblesse chevaleresque, soit des domaines personnels des vicomtes. Le conflit survenu entre le vicomte et ses milites témoigne en ce milieu du XIIIe siècle des difficultés du système. Les fortifications subordonnées ont progressivement cessé d’être réellement fonctionnelles et perdu leur raison d’être, quand le régime féodal a trouvé son équilibre, dès lors que le prélèvement seigneurial, institutionnalisé et accepté par tous les dépendants, n’impliquait plus de contrainte militaire.Ainsi s’explique la crise sociale survenue au sein de la chevalerie castrale, menacée à la fois par un pouvoir vicomtal qui pouvait désormais se passer du service des milites et par l’ascension des bourgeois de la ville. Le milieu du XIIIe siècle marque semble-t-il un tournant. Le déclin est amorcé et il est patent au début du XIVe siècle. Le rôle des hommages au roi de France dressé en 1306 par les officiers royaux comporte 70 noms de nobles (29). Le groupe est certes numériquement un peu plus important qu’en 1256, mais il est socialement affaibli et confronté à de nouvelles menaces émanant du pouvoir royal. Les chevaliers ne sont plus que 15 et les damoiseaux sont désormais largement majoritaires. Les chevaliers ne seront plus que 5 en 1338, membres de la famille vicomtale compris (30). C’en est fini alors de la cohésion du groupe des chevaliers, jadis unis dans leur mission militaire, au château vicomtal et à la tête des forssas.Assurés et sauvegardés par le pouvoir royal, l’ordre et la paix qui règnent dans la vicomté ont rapproché la chevalerie de la vie à la campagne, au point qu’en 1338 les vieux logis de service élevés autrefois par les nobles aux abords de la forteresse sont déserts ou peu s’en faut. Seuls 6 de ces nobles habitent encore à Lautrec. Tous les autres résident à la campagne. Les élites urbaines ne comptent pratiquement plus de nobles. Plusieurs sont entrés au service du roi, ce qui révèle une mutation significative de la fonction sociale du groupe nobiliaire. Dès 1338, 4 nobles venus du diocèse de Toulouse et un chevalier originaire d’Hautpoul remplacent dans la détention des fiefs nobles de la vicomté d’anciens lignages autochtones. Avec la disparition de l’ancienne chevalerie s’achève la dissolution des structures traditionnelles de l’aristocratie lautrécoise.Au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, cette évolution s’accélère (31). Parmi les 25 détenteurs de fiefs en Lautrécois qui prêtent hommage au comte de Foix entre 1365 et 1381, 7 seulement appartiennent à la noblesse en place en 1338. Après 1390, l’effacement est total. Les anciens noms ont définitivement fait place à des noms nouveaux, étrangers au pays pour quelques-uns et pour tous les autres issus des lignages roturiers locaux les plus anciens et les plus notables.
Les proceres
Les proceres formaient l’élite roturière de Lautrec. Le groupe des notables roturiers était constitué en 1338 d’une cinquantaine de chefs de famille qualifiés de proceres et appelés aussi burgenses et probi homines(32). Leur nombre n’avait guère varié depuis 1273 où un acte donne une liste de 56 noms, sans précisions d’état et de profession (33). De 1209 à 1338, nous disposons, pour reconstituer le parcours de ces familles, d’un ensemble documentaire exceptionnel par la durée, la continuité et l’homogénéité des informations fournies, en tout 18 documents qui mentionnent à des dates données les chefs de famille roturiers impliqués dans les actes de la vie publique (34). De la charte de 1209 qui cite 13 barriani de la ville et de celle de 1273 qui présente 14 chefs de famille, au Domanial de 1338 qui mentionne 27 chefs de famille membres de 12 lignées, ces textes, à raison d’un nombre de mentions compris entre 1 et 9 par liste, permettent d’identifier 18 lignées de proceres de la ville. Parmi ces 18 lignages, ressortent une douzaine de familles prééminentes par la fréquence ininterrompue de leur participation à la vie publique de 1209 à 1338 et parfois même, pour 7 d’entre elles, bien au-delà, jusqu’à la fin du XVe siècle. Des 5 autres, 4 ne figurent que dans des chartes de la période 1209-1273, la cinquième n’est mentionnée qu’à partir de 1273, mais on la suit jusqu’en 1480 (fig. 4).
Si l’on focalise notre attention sur le Domanial, on observe que 12 des 18 lignées présentes à Lautrec au XIIIe siècle sont répertoriées dans le registre, représentées par 27 chefs de famille, soit un peu plus de la moitié du total des familles de notables roturiers. De ce groupe se détachent 8 grandes lignées, rassemblant à elles seules 22 des 27 chefs de familles, classées selon l’estimation de leur patrimoine immobilier:
Si l’on compare les données fournies par le Domanial avec celles qui figurent sur le tableau d’ensemble des élites roturières de Lautrec du début du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle, il ressort très clairement que les lignées les plus fortunées en 1338, à savoir les Pratviel, les Capriol, les Solomiac et les Aragon, sont aussi celles pour lesquelles les mentions sont les plus nombreuses entre 1209 et 1480, respectivement 18, 21 et 23 et 10. Cette corrélation se vérifie aussi pour les lignées qui dans la hiérarchie des fortunes occupent les quatre rangs suivants, les Malhorgues, Pelos, Labarthe et Cotelier avec respectivement 7, 9, 7 et 4 mentions. À l’inverse, les lignées dont les fortunes sont estimées à moins de 100 livres tournois, les Guilabert (67 l.), les Caussade (34 l.) et les Lacalm (29 l.), ne sont mentionnées que de 2 à 4 fois. La hiérarchie des nombres de mentions est proche de la hiérarchie des fortunes. La relation entre les niveaux de richesse et le nombre de mentions pourrait être considérée comme une règle si elle ne souffrait d’une exception, celle des deux familles de la lignée des Dupuy, estimée en 1338 à 88 livres et cependant mentionnée 7 fois entre 1273 et 1338.
Ce qui caractérise le plus ces 12 lignées, c’est leur ancienneté et leur pérennité. Huit figuraient déjà dans le groupe des 13 barriani consultés en 1209 par le vicomte, dont les 6 plus fortunées dans le Domanial, les Pratviel, Capriol, Solomiac, Aragon, Malhorgues et Pelos, auxquelles il faut ajouter les Laval, cités en 1209, 1242 et 1295 et qui ne figurent pas dans le Domanial mais que l’on retrouve en 1379, en qualité de notaires (35). Les Coteliers, les Labarthe et les Caussade n’apparaissent dans les textes qu’en 1232. Les Dupuy ont été les seuls à entrer en scène après le milieu du XIIIe siècle. Après 1338, les malheurs des temps n’ont pas empêché la survie de plusieurs de ces lignées, les trois plus puissantes notamment. Les Capriol figurent dans les sources jusqu’en 1440, avec 10 mentions postérieures à 1338, les Pratviel et les Solomiac jusqu’en 1480 (36). Cinq autres familles poursuivent leur parcours bien au-delà de 1350, les Caussade jusque vers 1366, les Aragon, les Laval et les Labarthe jusqu’aux années 1390- 1410, les Dupuy jusqu’en 1480. Des 13 lignées de barriani de 1209, seules les 3 plus riches ont survécu jusqu’au milieu et à la fin du XVe siècle, comme si la richesse et la notoriété avaient suffi à assurer leur longévité. Les Pratviel, Capriol et Solomiac, dans une ville où les coups portés par la peste ont été à la mesure de ce que l’on
observe ailleurs, offrent en cette fin du Moyen Âge trois exemples remarquables de longévité des lignages qui contredisent ce qui est généralement admis par les spécialistes de démographie historique. Philippe Zalmen Ben Nathan brosse dans sa thèse un tableau précis de la lignée des Pratviel (37). Leur nom est organiquement lié à l’histoire lautrécoise. Présents en 1209 dans le groupe des barriani du bourg castral, les Pratviel figurent par la suite en tête de la plupart des listes de notables. Leur prépondérance sur la scène politique et sociale de la vicomté se manifeste à tous les moments-clefs du XIIIe siècle et du début du XIVe . Pons de Pratviel est le seul procer de Lautrec dans l’entourage du vicomte Pierre II et le premier signataire de la charte concédée en 1266 aux habitants de la seigneurie de Labruguière; c’est son sceau privé qui, à l’occasion de l’accord fiscal intervenu en 1270 entre le sénéchal de Carcassonne et les proceres de Lautrec, sert à valider la souscription des bourgeois. Le même Pons figure en tête de liste des 56 notables de la ville auxquels les vicomtes octroyent une charte en 1273. En 1285, Sicard VII récompense les services rendus par les frères Pons et Pierre de Pratviel, jurisperiti, par l’octroi de biens fonciers.
En 1338, selon le Domanial, les biens fonciers et les biens fonds urbains de tous les Pratviel constituent un patrimoine estimé à 5 711 livres tournois et représentent la plus grosse fortune lautrécoise après celle des vicomtes et les biens de mainmorte de l’abbaye de Vielmur. Ce patrimoine, qui aurait fait figurer les Pratviel parmi les deux premières fortunes de Castres dans la première moitié du XIVe siècle, était réparti entre le vieux maître Pons de Pratviel, jurisconsulte, ses fils et neveux. Il comportait 12 demeures à Lautrec d’une valeur totale de 1 278 livres, 5 bories d’une valeur de 1 350 livres, 5 fiefs nobles francs d’un montant de 2 310 livres, des prés, des vignes, des bois, des jardins et la juridiction basse de Saint-Jean-de-Vals, évalués à 483 livres, ainsi que des tenures estimées 290 livres. Leurs fiefs nobles rapportaient annuellement en cens et en agriers, quelque 873 setiers de céréales et 25 livres. Assez tôt, les Pratviel ont su renforcer leur puissance au moyen de riches alliances avec d’autres familles marquantes de la ville, les Capriol, Solomiac et Labarthe, mais aussi les Tourène, une des plus opulentes familles de Castres. Leur prestige et leur statut les ont vite conduits à adopter un train de vie compatible avec leur position sociale. Ainsi, un des hôtels des Pratviel à Lautrec était une turris semblable aux logis, surmontés d’une tour, des vicomtes et des chevaliers. D’autre part, Pons de Pratviel institua une rente perpétuelle en faveur du chapitre de Saint-Pons-de-Thomières, pour l’entretien des trois chapelles qu’il venait de fonder. Famille de vieille souche bourgeoise, marchands et hommes de loi pourvus d’une grosse fortune, les Pratviel figurent dans un bon rang parmi les bourgeois détenteurs en 1338 de fiefs nobles. À cette date, une forte proportion des fiefs nobles de la vicomté est déjà détenue par des roturiers. Ces acquisitions ont préparé l’accession des Pratviel à la noblesse. Aymeric, qui déposa en 1338 au nom de son père Pons de Pratviel, « vieux et faible » au moment de l’enquête, apparaît dans les chartes de 1354 et 1367 sous le double qualificatif de « bourgeois » et de « noble », de même que deux de ses descendants au XVe siècle.
Dans ce domaine cependant, les Pratviel ont été précédés par les Capriol, entrés dans la noblesse au tout début du XIVe siècle (38). Ermengaud et Guilhem de Capriol figurent sur la liste des nobles de la vicomté qui ont prêté hommage au roi de France en 1306. Leur fortune était pourtant en 1338 un peu moins importante que celle des Pratviel, avec une évaluation globale de 3 791 livres pour l’ensemble des branches de la lignée. Mais leur patrimoine comportait davantage de fiefs nobles et moins de biens fonds urbains. La composition de leur fortune reflétait déjà leur appartenance à la noblesse. Vers 1338, les Capriol n’ont pas pour autant renoncé à la pratique du droit, du commerce et de la ferme des tailles et des leudes. Plusieurs Capriol portent encore les qualificatifs de « bourgeois », «marchand » ou « fermier » des tailles, l’un d’entre eux est même jurisperitus. Mais dès la seconde moitié du XIVe siècle, et plus encore au XVe siècle, ils figurent presque toujours dans les sources en tant que nobles et seigneurs ou châtelains.
Le XIIIe siècle a permis aux plus puissantes familles de se tailler une place enviable dans la hiérarchie sociale de la ville et de la vicomté. Il leur a fallu moins de 100 ans pour acquérir les moyens de leur puissance, tandis qu’à partir des années 1300 pour les uns et 1350 pour les autres, elles en recueillent pour elles et pour leurs descendances les fruits ardemment recherchés en s’intégrant aux ordres privilégiés. L’ascension de plusieurs de ces familles se lit dans l’évolution des qualificatifs que leur attribuent les sources et dans l’accession à des fonctions de plus en plus rémunératrices et gratifiantes.
Simples barriani et marchands à l’origine, certains membres de ces dynasties bourgeoises sont dès le dernier tiers du XIIIe siècle désignés des termes de probi homines ou proceres, et déjà de jurisperiti, présents aux côtés des vicomtes en tant qu’amici et fidejussores, ministeriales, curiales, conseillers juridiques, actifs au sein de la communauté urbaine comme syndici, procuratores de la communauté de Lautrec et du Lautrécois, comme consuls et conseillers urbains (39). Peu après, avec l’arrivée du pouvoir royal dans la vicomté, ils occupent les charges de conseillers juridiques de la monarchie, de sous-juges et juges royaux de Lautrec, de châtelains vicomtaux, de fermiers des tailles et leudes royales et consulaires. Les honneurs nobiliaires ne pouvaient manquer d’attirer ces hommes qui, par leurs acquisitions foncières comme par les relations qu’ils s’étaient faites, participaient à la richesse des bourgeoisies urbaines. Que leur manquait-il ? L’accession à la noblesse, avec le cortège de marques de considération et aussi d’avantages pécuniaires qu’elle entraînait. L’effacement des vieux lignages chevaleresques et les vides que l’on constate à Lautrec comme ailleurs après 1300 ou 1350, ont très tôt facilité l’anoblissement de ces nouveaux riches. Tout aussi riche d’enseignements que leur entrée dans la noblesse est la place qu’occupaient, au sein des principales lignées de proceres de Lautrec, les hommes de loi (40). La ville comptait en 1338 11 chefs de famille désignés comme notaires et jurisperiti. Les jurisperiti étaient généralement issus des familles les plus huppées de la ville, toujours les mêmes, les Pratviel, Capriol, Solomiac et Dupuy, familles de marchands à l’origine et qui depuis la fin du XIIIe siècle mêlaient aux affaires la pratique du droit. Dans ces familles la démarcation n’était pas toujours très nette entre les activités commerciales et les activités juridiques. Leur présence est attestée dès les dernières décennies du XIIIe siècle, en tant que notaires chez les Solomiac et jurisperiti chez les Pratviel (Pons de Solomiac est notaire en 1286, Pons et Pierre de Pratviel sont jurisperiti en 1285). Détenteurs en 1338 du titre de maître, ces notaires et jurisperiti ont pour noms Pons Pratviel, Isarn Capriol, Pierre Caussade, Bernard Cotelier, Pierre de Dieu ou encore Jacques Pradal… Le plus éminent était sans doute ce Jacques Pradal, clerc de Lautrec et procureur du roi en Albigeois, qui possédait une fortune immobilière évaluée à 1 510 livres. Son père, maître Raymond de Pradal, représentait les proceres et l’université de Lautrec à l’assemblée de Tours en 1308. Il avait précédé son fils dans l’office de procureur royal en Albigeois vers 1300, après avoir exercé les fonctions de procureur de la sénéchaussée de Carcassonne depuis 1298. Jacques de Pradal possédait trois maisons à Lautrec, des fiefs nobles, dont une borie, plus des vignes, des cens et des redevances en grains. Il est l’un des 189 hommes de loi scrutés vers 1970 par Joseph R. Strayer dans son livre sur Les gens de justice du Languedoc sous Philippe le Bel, pour la plupart natifs du Languedoc, d’origine bourgeoise et formés dans les écoles de droit de la région (41).
Venus généralement de familles de marchands aisés, ces hommes de loi disposaient au départ de biens patiemment acquis dans le négoce. Devenus gens de justice, ils constituaient des professionnels qui mettaient leur habileté au service de ceux qui payaient pour ça. Juge ou avocat, le juriste bénéficiait en premier lieu d’un monopole des professions judiciaires et d’un monopole profitable même à ceux de rang inférieur, car à leurs gages s’ajoutaient divers avantages (42). Le vrai monopole résidait dans les fonctions d’arbitre et de conseiller des particuliers ou des communautés. Dans les arbitrages, c’est à chaque pas que nous les retrouvons, car les préférences de leurs contemporains allaient plus au compromis qu’à une justice lente et chère. C’est pour cette raison qu’ils étaient plus intéressés par les affaires locales que par l’administration royale qui proposait des salaires trop faibles – quelques dizaines de livres par an. Les consulats comme les particuliers nobles ou roturiers n’hésitaient jamais, pour éviter les conflits et les procès, à recueillir les conseils des hommes de loi, car les conseils recherchés étaient principalement d’ordre juridique, notamment dans le Midi. Les corps municipaux recouraient volontiers à leur consilia et leur choix se portait en général sur les juristes du pays. Princes et communautés découvraient l’intérêt permanent de conseillers experts à débrouiller les difficultés du droit féodal. Des cités de petite taille n’hésitaient pas à engager un juriste à titre de « procureur de la ville », de caractère permanent, et utilisaient les hommes de loi dans leurs ambassades et leurs représentations. Le profit n’était jamais mince pour les juristes, car outre la réputation qu’ils y gagnaient, leur rémunération était généralement élevée. Il était bien sûr possible d’augmenter les revenus des salaires et des rémunérations ponctuelles en recourant à des moyens douteux, depuis l’acquisition de propriétés confisquées, au-dessous de leur valeur réelle, jusqu’à la corruption pure et simple. Un Audoard Garrigue, procureur du roi en Rouergue de 1301 à 1311, possédait plus de 50 propriétés. Cet homme de loi, qui comme procureur percevait un salaire annuel de 20 livres tournois, n’a pu bâtir une telle fortune qu’en pratiquant et en trafiquant en privé. C’est de l’exercice privé de leur profession que provenait leur argent, plus que des salaires, sans compter les dons qui leur étaient faits. Autre source de revenus, les bénéfices ecclésiastiques qui n’étaient certes pas réservés aux juristes, mais dont beaucoup ont bénéficié. Il y a fort à parier que les hommes de loi de Lautrec ont réussi à caser des membres de leurs familles dans le chapitre de la collégiale Saint-Rémy. Quelle que fût la provenance de leurs revenus, les hommes de loi ont su les placer presque toujours habilement. En biens fonds d’abord, car tous ont été des « rassembleurs de terres », suivant l’expression de Marc Bloch, en créances ensuite, dans la spéculation parfois. Au total, les jurisperiti de Lautrec formaient un groupe réduit mais solidaire qui avait l’instruction, le pouvoir et la richesse, qui savait servir la ville et ses campagnes, parfois le roi, sans perdre de vue ses intérêts. Sa présence à Lautrec à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe s’explique, comme dans tout le Midi, par la réception depuis le second tiers du XIIe siècle du droit romain, plus formelle que sur le fonds, et cette sorte de « pression savante » qui s’est exercée sur l’ensemble des villes méridionales, y compris les plus petites.
Au rang des proceres et des notables se trouvaient aussi les deux médecins et l’apothicaire de la ville, les deux hôteliers et les plus aisés des artisans, ainsi cinq couteliers qui occupaient dans la hiérarchie des fortunes artisanales les cinq premières places, dont le procer Jean Bonet, plusieurs fois fermier des redevances vicomtales (43). La coutellerie semble avoir été à Lautrec la seule activité «industrielle » destinée à un marché interrégional.
Reste à situer la valeur des patrimoines amassés par les élites de Lautrec, toutes élites confondues, dans l’échelle des fortunes privées de la ville en 1338 (44). Les données statistiques ont volontairement exclu les 308 « nichil habentes » et ne concernent, parmi les 983 foyers recensés par le Domanial, que les 675 chefs de famille estimés.
Les foyers estimés à plus de 1 000 livres tournois ne représentent que 1,63 % du total des estimés et 1,12 % du total des chefs de famille de la ville. Dans le groupe figurent huit proceres, qui appartiennent tous aux lignées des Pratviel, Capriol, Solomiac et des Aragon, deux damoiseaux, Bérenger de Lautrec et Louis de Solomiac annobli depuis le début du XIIIe siècle, et le prieur de Lautrec. Dans le reste de la vicomté, les foyers dont les patrimoines sont supérieurs à 1 000 livres tournois forment aussi un groupe de 11 chefs de famille, mais tous nobles et grands seigneurs (45).
Ainsi donc, la ville de Lautrec était essentiellement domination, et cette domination était exercée par ses élites, à leur seul profit. Ces élites régnaient sur la ville et sur tous les villages et hameaux de la vicomté qui utilisaient ses marchés, ses foires et ses services. Ils tiraient richesse et puissance de cette vie de relation.Aussi est- il nécessaire de s’interroger sur les modes de domination, successifs ou concomitants, que ces élites ont utilisés pour établir leur main mise sur la vicomté et maintenir les liens de subordination. Lautrec, comme tous les bourgs castraux, révèle sa capacité à assumer une fonction organisatrice de l’espace, politique, économique et sociale visant à concentrer sur la ville activités et richesses.
La vicomté de Lautrec, un espace dominé par les élites de Lautrec
À la polarisation politique, militaire et judiciaire de la châtellenie vicomtale, correspondait, institutionnellement, l’existence d’un consulat unique pour l’ensemble du pays, un «consulatus de Lautrico et Lautriguesio», constitué de trois proceres de la ville et de trois représentants des forssas (46). Attesté dès les années 1226-1231 et de peu postérieur aux plus anciens consulats de l’Albigeois-Gaillac 1203,Albi 1220, Lavaux 1222, Castres et Saint-Paul-Cap- de-Joux 1226 – le consulat collectif de Lautrec, ouvert à la fois aux roturiers et aux chevaliers, dans une région où la participation nobiliaire aux consulats était courante au XIIIe siècle – ainsi à Cordes, Rabastens, Lombers, Lavaur ou Castelnau-de-Lévis –, a duré jusqu’à la fin du XIVe siècle. Les raisons du conflit ville-campagne qui a abouti au début du XVe siècle à la suppression du consulat et à l’accession de 25 villages à leur propre consulat, à raison de deux consuls par village, donnent toute la mesure des abus exercés par les oligarques de Lautrec. Après avoir réduit au minimum la participation des consuls des couches sociales les moins aisées, les représentants des élites de Lautrec ont pratiquement aboli le principe de partage équitable du poids de la fiscalité par portions égales entre ville et campagne (47). Ils ont chargé indûment les villageois au profit des urbains, n’hésitant pas à condamner ceux qui réclamaient plus de justice fiscale. Il faut savoir qu’après le démembrement du consulat de Cordes au milieu du XIVe siècle, Lautrec constituait le seul consulat collectif de l’Albigeois. Situation insupportable pour l’ensemble des ruraux de la vicomté, exaspérés par les exigences croissantes de la royauté en matière de fiscalité, par le non respect du principe d’équité et par les violations fréquentes des coutumes du Lautrécois.Acquise vers 1400, la séparation des forssas de la ville de Lautrec n’est devenue effective qu’en 1410, au terme d’une longue enquête menée par le sénéchal et de longs débats.
La mise en place, très tôt, d’un système commun des poids et mesures a accentué l’interdépendance entre la ville et ses campagnes. Elle a contribué de dissuader les ruraux de se rendre dans les lieux de marchés et de foires extérieurs à la vicomté et à renforcer la ligne de démarcation entre l’aire d’influence du pôle commercial de Lautrec et celles des pôles concurrents. Et ce d’autant plus que le territoire a été doté, délibérément, d’un réseau de routes qui convergeaient toutes vers le bourg central. Les routes départementales qui relient aujourd’hui Lautrec aux villes voisines de Castres, Réalmont, Graulhet et Puylaurens, dessinent autour de Lautrec un réseau étoilé de voies secondaires qui irriguent tous les secteurs de l’ancienne vicomté. Les cartes actuelles révèlent l’existence de voies convergentes comparables autour de la plupart des anciens bourgs castraux, ainsi, dans le Lauragais, autour de Caraman, d’Auriac-sur-Vendinelle ou de Saint-Félix-Lauragais.
Il serait utile de rassembler le corpus des coutumes du Lautrécois. Il est probable que les proceres de Lautrec, marchands et juristes, ont su inspirer aux vicomtes puis aux agents royaux dont ils étaient les familiers et les conseillers, en matière de droit notamment, des textes qui favorisaient leurs affaires commerciales et leurs opérations de crédit. Les chartes de Cordes composent ainsi un corpus juridique sur mesure qui avait pour objectif prioritaire de servir les intérêts de la ville et de ses élites, en promouvant les activités d’échange de la communauté et en favorisant l’extension de son aire d’influence au-delà des limites du « consulat » (48). Sur les 27 chartes attribuées à Cordes de 1232 à 1504, 18 concèdent des privilèges commerciaux (16 exemptions de leudes et de péages, 1 concession de foires, 1 transaction portant sur le droit de «pesade»).
Ainsi, dans le Lautrécois, tout concourait à la création stricto sensu d’un «marché commun », d’une communauté économique qui taxait tous ceux qui venaient de l’extérieur et instaurait une libre circulation pour tous ceux de l’intérieur. Au cœur de ce dispositif, le marché de Lautrec, ainsi conçu, disposait d’un large espace de domination et d’un bassin de consommateurs de 3 000 foyers en 1338, entre 12 000 et 15 000 habitants. La ville concentrait quasiment toutes les activités de production et de service. Sur l’ensemble du territoire de la vicomté les foires et marchés de Lautrec étaient en situation de monopole. Il n’existait pas de marché concurrent dans la vicomté. Hors de ses limites, les seuls lieux de marchés et de foires étaient ceux de Castres, Graulhet, Lavaur, Labruguière,Puylaurens et Cuq-Toulza, tous distants de 15 à 30 km. L’armature commerciale mise en place dans la région remontait pour l’essentiel à la seconde moitié du XIIe siècle (49). Il a fallu attendre la fin du XIIIe siècle pour voir se créer les deux bastides-marchés de Réalmont (1272) et Viturbe (1299), relativement proches de Lautrec.
Le Domanial permet d’évaluer le niveau de concentration des métiers de l’artisanat et de l’alimentation (50). Les 106 artisans ou petits marchands rencensés exerçaient tous leurs activités à Lautrec, à l’exception de 6 qui résidaient dans les quatre villages de Cuq (2),Vielmur (2), Jonquières (1) et Mandoul (1) (2 tailleurs, 1 cordonnier, 1 pelletier-fourreur, 1 tisserand et 1 tailleur de pierre) :
Alimentation : 20 dont 13 bouchers
Textile et habillement : 19 (6 tisserands et 13 tailleurs)
Cuir : 23 (14 cordonniers, 6 pelletiers-fourreurs, 1 savetier, 2 bourreliers)
Métaux : 27 (19 couteliers, 6 forgerons, 3 serruriers)
Bâtiment : 12 (7 maçons et tailleurs de pierre, 5 charpentiers)
Divers: 5
Tous œuvraient pour le «marché intérieur », celui de la ville et de la vicomté, à l’exception des couteliers dont la production était sans doute destinée aussi au «marché extérieur ».
On peut faire le même constat de concentration et de quasi monopole pour les études de notaires. L’analyse de leur répartition dans l’espace de la vicomté indique qu’en 1338, on ne comptait que quatre notaires de villages, deux à Cuq, un à Vielmur et un à Saint-Julien-du-Puy (51). Cuq et Vielmur étaient les villages les plus peuplés de la vicomté, avec respectivement 168 et 123 chefs de famille et les seuls à abriter à la fois des notaires et des artisans.
Tous les autres étaient installés à Lautrec. Le phénomène de concentration des notaires dans les bourgs castraux et autres petits centres urbains semble s’être rapidement affirmé dans l’Albigeois et le Lauragais dès le dernier tiers du XIIIe siècle. C’est ce que révèle le Saismentum Comitatus Tolosani pour les baylies royales de Puylaurens, Caraman, Castelnaudary, Fanjeaux et Laurac en 1271, les seules où le document indique la localisation des notaires (52). Sur l’ensemble des 83 notaires cités dans ces circonscriptions, 49 résidaient dans les cinq chefs-lieux, plus 13 dans le bourg castral de Mas-Saintes-Puelles, soit un total de 62, c’est-à-dire 75 % de l’effectif, presque le pourcentage observé dans le Lautrécois un demi siècle plus tard. Les 21 restants se répartissaient entre onze agglomérations castrales secondaires. Comment expliquer une telle concentration ? D’abord par la concentration de quasiment toutes les activités artisanales et commerciales à Lautrec et la nécessité pour le notaire de se rapprocher des affaires. Par ailleurs, la plus grande longévité des études notariales urbaines par rapport aux études rurales et la réputation des notaires de la ville, pouvaient constituer un attrait au regard de clients qui recherchaient, en matière de validité et de conservation des actes, la sécurité. La fréquence des déplacements en ville donnait l’occasion de faire enregistrer les actes de manière peut-être plus discrète qu’en milieu rural. Que retenir de ce constat ? Il paraît évident que la forte corrélation observée à l’Époque moderne entre le statut urbain et l’activité notariale existait dès la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe (53). Les notaires des années 1300 faisaient déjà partie du paysage urbain. Ce qui signifie que leur présence, en assez grand nombre et sur une longue période, dans une localité donnée, même si elle ne peut pas à elle seule constituer un critère infaillible de la qualité de ville, n’apporte pas moins un indice sérieux de la vigueur et de la vitalité de l’agglomération où les notaires étaient implantés.
Lautrec constitue un modèle représentatif des liens de subordination entre le bourg castral et sa couronne de villages. Les instruments de domination essentiels, si l’on excepte la domination politique et militaire, les outils de la ville et sa raison d’être en quelque sorte, étaient le marché et le savoir, l’un et l’autre contrôlés par un petit nombre de familles. Qu’on ne s’y trompe pas, la « respublica patrie Lautriguesii» qu’évoque une charte de 1410 était d’essence oligarchique (54).